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17/06/2025

nous autres Gaulois nous venons les derniers en tout ; mais enfin nous arrivons , et j’espère que vous ferez doubler le pas à vos contemporains ... Il s’est élevé depuis peu un cri général dans l'Europe, mais ce n'est encore qu'un cri

... Pourvu qu'un reste de lucidité empêche qu'on souligne le cri en envoyant nos soldats !

 7777è note .

 

« A Joseph-Michel-Antoine Servan

5è janvier 1770 1

Monsieur,

Vous croyez bien que si j’avais été en vie, je vous aurais remercié le jour même que je reçus votre paquet 2. J’ai été dans un état bien déplorable ; mais je vous relis, et je me porte bien. Je me suis demandé à moi-même pourquoi tous les discours du chancelier d’Aguesseau me refroidissent, et pourquoi tout ce que vous écrivez m’échauffe ? C’est que vous parlez du cœur, et qu’il ne parle que de l’esprit ; il est rhéteur, et vous êtes éloquent . C’est pourtant le premier homme qu’ait eu le parlement de Paris.

Vous avez tous deux traité l’article des spectacles. En vérité, la différence qui est entre vous et lui, c’est qu’il a traité ce sujet en pédant, et je crois, en lisant le peu que vous en avez dit, que vous avez fait quelque bonne tragédie.

Je ne suis pas du tout honteux de ne pas mériter les éloges dont vous m’honorez. Je sais bien que personne ne peut aller au delà des bornes que la nature a prescrites à son talent. Il ne faut point rougir de n’avoir pas six pieds de haut quand on n’en a que cinq. Je n’ai jamais été où je voulais aller ; mais je suis né vif et sensible, et je le suis à soixante-seize ans comme à vingt-cinq. C’est cette sensibilité qui m’attache infiniment à vous, monsieur ; c’est elle qui me fait retrouver mon âme tout entière quand je lis vos lettres, dans lesquelles la vôtre se peint avec de si vives couleurs.

Je retombe de vous à M. d'Aguesseau pour vous dire que je suis indigné que dans une instruction sur l'étude du droit ecclésiastique, il dise sans façon qu'il y a deux puissances 3, c'est-à-dire plus que Jésus-Christ n'a avancé . Est-ce donc là cet homme qui forgeait à Fresnes des boucliers sur l'enclume des libertés gallicanes contre les prétendues foudres de Rome !

Savez-vous bien, monsieur, qu'il n'y a pas quatre ans qu'un évêque de Russie ( et ces gens-là sont plus savants qu'on ne croit ) s'avisa de soutenir la doctrine des deux puissances 4 ? Ses confrères le déposèrent, le condamnèrent à faire pénitence dans un couvent, et Catherine lui fit grâce .

Croyez-moi, nous autres Gaulois nous venons les derniers en tout ; mais enfin nous arrivons , et j’espère que vous ferez doubler le pas à vos contemporains . Il s’est élevé depuis peu un cri général dans l'Europe, mais ce n'est encore qu'un cri . On se moque de Rome, mais on lui paye des annates . On donne de l'argent à la daterie 5 pour épouser sa nièce , et on en donnerait pour épouser sa fille 6 . Si jamais il y eut une chose qui dut dépendre de la grande police, c'est assurément la nourriture des cultivateurs . Mais à la honte de la raison et de la magistrature c'est un évêque qui permet ou qui défend de manger des œufs pendant quarante jours à des gens qui ont à peine des œufs et on souffre de ces absurdités , et tous les gens du roi, c'est-à-dire le peuple, ne se liguent pas d'un bout du royaume à l'autre contre un tel abus . Je vous demande pardon pour Gros-Jean, qui remontre à plus que son curé. Le vieux Gros-Jean a de grandes espérances en vous, et il est pénétré pour vous, monsieur, de tendresse et de respect.

V. »

1 Original ; éd. Beuchot qui abrège toute la fin depuis Je retombe de vous […] à contre un tel abus , comme suit : « Courage, monsieur, c'est à vous à signaler les abus de tout genre dont nous sommes environnés . » Moland donne la même version falsifiée que Beuchot .

2Une lettre du 19 décembre 1769 .

3 C'est là un des thèmes de la pensée de d'Aguesseau ; ainsi, dans le Mémoire sur la juridiction royale, il écrit : « Autrement, il faudrait avancer cet étrange paradoxe, que pendant qu'il n'y a qu'une seule puissance par rapport au spirituel, il y aurait dans chaque État deux Souverains et deux Puissances également suprêmes par rapport au temporel. » ; voir ses Œuvres, 1763-1769, XVIII, 64 .

4 Ce fait est rapporté dans une lettre de Catherine du 9 décembre 1767  à laquelle on ne connaît pas la réponse de V*.

5 La daterie est la chancellerie vaticane .