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02/06/2010

je n’ai eu ni bras ni pieds ni tête depuis quelques mois

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental

 

Ferney le 2 juin 1777

 

Je suis indigné contre moi-même, mon cher ange, de n’avoir pas depuis si longtemps tendu les bras à vos ailes qui m’ont toujours couvert de leur ombre : hélas ! ce n’est pas ma faute ! je n’ai eu ni bras ni pieds ni tête depuis quelques mois [« attaque d‘apoplexie » du 13 mars] ; je vous écris aujourd’hui d’une main qui n’est pas celle dont je me sers ordinairement, mais c’est toujours le même cœur qui dicte. Je vous parlerai d’abord de l’ambigu [l’ambigu est un repas intermédiaire entre le souper et la collation] à cinq services, qui probablement sera servi bien froid ou plutôt qu’on n’osera jamais servir. Ce n’est pas que le repas ne soit régulier, et qu’il n’y ait pas des plats assez extraordinaires qui pourraient être de haut goût. Mais malheureusement Mme de Saint Julien avait parlé il y a plusieurs mois de notre souper ; le bruit s’en était répandu dans Paris ; je crois fermement que ce souper ne valait rien du tout, et que le cuisinier a très bien fait de le supprimer. L’autre est meilleur [i]; mais il faudrait que le cuisinier fût à Paris, qu’il jouât le rôle de maître d’hôtel, et que les gourmets n’eussent pas le goût aussi égaré qu’ils l’ont depuis plusieurs années. J’ai vu le menu d’un nouveau traiteur de l’Amérique [Zuma de Pierre-François-Alexandre Lefèvre ; V* avait remercié l‘auteur le 8 février de son envoi : il «avait eu envie autrefois de traiter le même sujet … » et « l’avait même ébauché »] ], qui a été servi vingt fois sur la table, et dont en vérité je n’aurais jamais voulu manger un morceau. Si quelque jour la fantaisie pouvait vous prendre de tâter du vieux cuisinier que vous savez, quand ce ne serait que pour la rareté du fait, ce vieux cuisinier serait capable d faire le voyage auprès de vous, et de se loger dans quelque gargote bien obscure, et bien ignorée. Qui sait même si cette aventure ne pourrait pas arriver l’année 1778 ? Je me berce de cette chimère, parce qu’elle m’entretient de vous. Le préalable serait qu’alors M. le duc de Duras vous donnât sa parole d’honneur de se mettre avec vous à table, et même de manger avec appétit. Mais il est plaisant entre nous qu’on ait tant mangé de Zuma,[Zuma, représentée le 10 octobre 1776 à Fontainebleau, fut reprise le 22 janvier à la Comédie française et jouée 22 fois] et qu’on n’ait pas seulement essayé de tâter du Dom Pèdre. Le hasard gouverne ce monde.

 

Mon cher ange, le hasard m’a bien maltraité depuis quelques mois. Ce hasard est composé de la nature, et de la fortune. Des chances horribles sont sorties du cornet contre moi. Ma colonie est aussi délabrée que l’ont été Pondichéry et Québec. Je me suis trouvé ruiné tout d’un coup sans savoir comment, et je me suis enfin aperçu qu’il n’appartenait qu’à Thésée, Romulus et M. Dupleix, de bâtir une ville.[ ii]ce jour, à Mme de Saint Julien : «

 

Portez-vous bien, mon cher ange, aimez-moi encore, tout chimérique, et tout infortuné que je suis. Ma tendre amitié n’est pas du moins une chimère ; elle est la consolation très réelle du reste de mes jours.

 

V. »

i Agathocle et Irène ; cependant V* écrivait le 7 avril à d’Argental : « vous vous souvenez peut-être du petit souper à trois services que je préparais [Irène] … La nouvelle de cette petite fête avait transporté chez quelques cuisiniers qui préparaient de pareils repas du plus haut goût… cette concurrence m’avait intimidé et je vous destinais un autre souper à cinq services [Agathocle]. » Agathocle sera envoyé le 27 juin, et le 31 août : « Mme de Saint Julien m’avait obligé de me réfugier en Sicile [où se passe Agathocle] en disant mon secret de Constantinople [Irène]. Serais-je assez heureux pour que vous engageassiez mr le duc d’Aumont à faire son affaire de cette Sicile que vous semblez aimer , et de la faire paraitre à Paris sous sa protection ?»

 

 

 

ii Ce jour, à Mme de Saint Julien : « M. l’intendant fait bâtir une ville charmante à Versoix … tandis que la nôtre à peine commencée tombe en ruine … On donne à cette ville des privilèges immenses ; ce sera un lieu de franchise et un lieu d’agrément ; tandis qu’on ne nous a pas accordé la moindre concession et le moindre privilège. Je me trouve ruiné de fond en comble pour avoir voulu donner de nouveaux sujets au roi. »

Sur les difficultés que rencontrent Ferney et V* depuis la chute de Turgot cf. lettre du 5 décembre 1776 à la même.

V* avait prêté des sommes considérables à ceux qui s’installaient à Ferney quand tout allait bien, et on se met à fuir Ferney pour aller à Versoix.

 

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