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08/05/2010

je ne veux être ni son délateur ni son complice





« A Pierre-Robert Le Cornier de Cideville
Conseiller au parlement
Rue de l’Ecureuil à Rouen

Votre protégé J*** [Jore] m’a perdu. Il n’y avait pas  encore un mois qu’il m’avait juré que rien ne paraitrait, qu’il ne ferait jamais rien que mon consentement. Je lui avais prêté quinze cents francs dans cette espérance. Cependant à peine suis-je à quatre-vingts lieues de Paris [à Montjeu où il assistait au mariage du duc de Richelieu avec Mlle de Guise] que j’apprends qu’on débite publiquement une édition de cet ouvrage avec mon nom à la tête, et avec la lettre sur Pascal [édition Jore : Lettres philosophiques par M. de V… (adresse Amsterdam, chez E. Lucas, au Livre d‘or). Jore a gardé tout l‘hiver les 2500 exemplaires imprimés ; l‘édition anglaise en français est sortie fin mars et le libraire Josse à qui V* a confié un exemplaire, a fait et répandu une contrefaçon ce qui fait que Jore craignant la concurrence débite ses exemplaires en avril]. J’écris à Paris, je fais chercher mon homme, point de nouvelles. Enfin il vient chez moi et parle à Demoulin, mais d’une façon à se faire croire coupable. Dans cet intervalle on me mande que si je ne veux pas être perdu, il faut remettre sur le champ l’édition à M. Rouillé. Que faire dans cette circonstance? irai-je être le délateur de quelqu’un ? et puis-je remettre un dépôt que je n’ai pas ? Je prends le parti d’écrire à J*** le 2 mai, que je ne veux être ni son délateur ni son complice [au lieutenant de police René Hérault, V* écrit le 6 mai : « je n‘ai nulle part à l‘édition. Daignez vous servir de toute votre autorité avec Jore, avec Bauche, avec la Pissot, avec quiconque est soupçonné. »], que s’il veut se sauver et moi aussi, il faut qu’il remette entre les mains de Demoulin ce qu’il pourra trouver d’exemplaires, et apaiser au plus vite le garde des Sceaux par ce sacrifice. Cependant il part une lettre de cachet le 4 mai [Jore est embastillé, y reste 14 jours seulement, mais est destitué de sa maitrise d‘imprimeur et de libraire. Une lettre de cachet est lancée contre V* ; le 3 mai, ordre de l‘arrêter, ordre répété le 8 mai ; quand la maréchaussée arrive à Montjeu, V* est parti pour le château de Cirey chez la marquise du Châtelet], je suis obligé de me cacher, et de fuir, je tombe malade en chemin. Voilà mon état, voici le remède.

Le remède est dans votre amitié. Vous pouvez engager la femme de J*** à sacrifier 500 exemplaires. Ils ont assez gagné sur le reste supposé que ce soit eux qui aient vendu l’édition. Ne pourriez-vous point alors écrire en droiture à M. Rouillé [ministre responsable de la Librairie], lui dire qu’étant de vos amis depuis longtemps, je vous ai prié de faire chercher à Rouen l’édition de ces lettres, que vous avez engagé ceux qui en étaient chargés à la remettre etc., ou bien voudriez-vous faire écrire le PP? [premier président du parlement de Rouen] Il s’en ferait honneur, et il ferait voir son  zèle pour l’inquisition littéraire qu’on établit. Soit que ce fût vous, soit que ce fût le premier président, je crois que cela me ferait grand bien, si le garde des Sceaux pouvait savoir par ce canal et par une lettre écrite à M. Rouillé que j’ai écrit à Rouen le 2 mai pour faire chercher l’édition à quelque prix que ce pût être.

Je remets tout cela à votre prudence et à votre tendre amitié. Votre esprit et votre cœur sont faits pour ajouter au bonheur de ma vie quand je suis heureux et pour être ma consolation dans mes traverses.

A présent que je vais être tranquille dans une retraite ignorée de tout le monde [Cirey], nous nous enverrons surement des Samson [opéra écrit par V* à l’automne 1733 à la demande de Rameau et qui ne sera pas représenté] et des pièces fugitives en quantité. Laissez faire, vous ne manquerez de rien, vous aurez des vers. J’embrasse tendrement mon ami Formont et notre cher du Bourgtroude [Du Bourg Théroulde, président à mortier à Rouen]. Adieu, mon aimable ami, adieu.

Écrivez-moi sous l’enveloppe de l’abbé Moussinot, cloître Saint Merri.

Ce 8 mai [1734] »

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