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07/05/2010

en qualité de girouettes, nous ne sommes fixés que quand nous sommes rouillées





« A Marie-Louise Denis

A Colmar 7 mai [1754]



En lisant votre lettre du premier mai, j’ai presque dit : le premier jour du mois de mai fut le plus beau jour de ma vie, mais je compte que les premiers jours de juin seront plus beaux [il pense la retrouver à Plombières]. Je ne peux me déterminer à rien avant de vous avoir parlé. Il est vrai que j’ai une grande passion pour le soleil mais j’en ai une bien plus forte pour une grande bibliothèque. J’ai bien peur qu’il ne faille donner la préférence aux bons livres sur les beaux jours. Mais vous l’emporterez sur tout cela. On m’a écrit des lettres fort pressantes d’auprès de Lyon,[Genève et Lausanne; le 3 il a écrit à Walther : « Plusieurs personnes m’ont écrit pour me prier d’aller passer quelque temps à Lausanne . On m’a écrit de Genève dans le même esprit ; et les sieurs Bousquet (de Lausanne ) et Philibert  (de Genève) … se sont offerts pour faire une édition de mes œuvres. » Les 10 et 12 février, il avait presque dit oui à Polier de Bottens et de Brenles ; Polier renouvela son invitation en mars ; V* correspond avec le pasteur genevois Jacob Vernet qui lui a déjà parlé de l’imprimeur Cramer qui ira le voir à Colmar] mais je ne trouverais pas là tout à fait mon compte.[le 19 mars, à Polier : il caint «que ceux qui l’ont persécuté à Berlin ne le poursuivent dans le canton de Berne » dont fait encore partie Lausanne. Il dit à d’Argental le 2 mai ne ne pas se moquer des « délices de la Suisse »] .  Le roi de Prusse a mandé à Mme la margrave qu’il serait fort aise que je fusse à Bareith. On m’offre une belle campagne auprès de Dresde. Mme la duchesse de Gotha regarderait comme une grande infidélité que je choisisse mon séjour ailleurs que chez elle. La cour de l’Electeur palatin est bien selon mon goût, mais il ne me faut point de cour. Il ne me faudrait que vous, des livres et de la liberté. Comment accorder ces trois belles choses ensemble ? Pourrez-vous quitter Paris pour un solitaire qui s’enferme dans sa chambre les trois quarts du jour ? n’avez-vous point, ma chère enfant, plus de courage et de bontés que de forces ? C’est se jeter en couvent. L’ennui et le repentir marchent souvent à la suite de résolutions généreuses. L’âme fait un effort, elle se lasse, elle retombe. On croit d’abord pouvoir répondre de soi, et on voit qu’on a mal compté avec soi. Lorsque nous autres mortels nous n’avons pas une occupation journalière qui nous fixe, nous ne sommes que des girouettes, et en qualité de girouettes, nous ne sommes fixés que quand nous sommes rouillées. L’âge, l’expérience des injustices, la mauvaise santé me font aimer la solitude. Vous n’avez pas les mêmes raisons, vous ne feriez que par vertu ce que je fais à présent par instinct, et l’instinct est bien plus sûr que la vertu.

Enfin, ma chère enfant, nous raisonnerons à tête reposée ou à tête échauffée, et tête-à-tête de notre destinée à Plombières.

Que dites-vous du roi de Prusse qui a fait un canevas d’opéra de ma tragédie de Sémiramis et qui l’a fait exécuter à Berlin ? [la comtesse Bentinck lui parlera sans passion de cette représentation le 27 avril] On me mande que la musique en est admirable. Vous pensez bien que je n’aime pas assez la musique italienne pour l’aller l’entendre.

Bordier [Du Bordier , physicien] ; cf. lettre du 5 février] notre ami n’a donc pas voulu que je cultivasse la physique expérimentale. C’est un avertissement qu’il faudra que je me donne tout entier à l’histoire. On vendra comme on pourra les instruments qu’il n’a pas volés et comme on pourra le reste. Il y a des occasions où l’on doit prendre un parti décisif. Les affaires de Cadix ne vont pas trop bien, mais je n’irai pas sur les lieux pour y remédier. Tout ce que j’ai à faire c’est de tâcher d’être débarrassé pour jamais d’Ericard [Louis XV] et de Cernin [Frédéric]. Je vous ferai voir papiers sur table qu’Ericard et compagnie sont gens auxquels il ne faut point du tout se fier.

Encore une fois attendons Plombières. Mais, ma chère enfant, n’ayez plus la fièvre. Vous l’avez eue parce que vous avez soupé indiscrètement. Les obstructions sont des chimères. Qu’est-ce qu’une obstruction ? où est-elle ? Ce sont des mots inventés par les médecins des dames. La sobriété est le seul médecin de la nature, j’entends quand la nature n’est pas affaiblie et appauvrie comme chez moi. Adieu, j’ai peur d’être de bien mauvaise compagnie à Plombières. Je vous amènerai mes enfants [tragédie Zulime, les Œuvres mêlées, La Pucelle, l’Histoire , pour en « raisonner » avec elle et d’Argental] qui peut-être vous amuseront. Je vous embrasse. Je souffre, je travaille, j’ai vingt lettres à écrire. Je vous aime de tout mon cœur.

V. »

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