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26/10/2010

vous connaissez mon cœur et ma manière de penser . J'ai pleuré sa mort et je voudrais être avec elle

Version française de la lettre écrite en anglais à Thieriot le 26 octobre 1726, rédigée le 19 août 2011 pour parution le 26 octobre 2010 .

 

 

 

« A Nicolas-Claude Thieriot

 

[26 octobre 1726]

 

Je veux vous envoyer deux ou trois poèmes de M. Pope, le meilleur poète d'Angleterre et, pour le moment , du monde entier . J'espère que vous connaissez assez la langue anglaise pour être sensible à tous les charmes de ses ouvrages . Pour moi, je considère son Essai sur la critique comme supérieur à l'Art poétique d'Horace, et sa Boucle de cheveux enlevée, dans le genre comique, est à mon avis supérieure au Lutrin de Despréaux . Je n'ai jamais rencontré une imagination aussi aimable, des grâces aussi charmantes, une variété aussi grande, autant d'esprit et une connaissance aussi raffinée du monde que dans ce petit ouvrage .

 

Maintenant , mon cher Thieriot, après avoir répondu tout au long de vos questions sur les livres anglais, laissez-moi vous mettre au courant de cette mauvaise fortune qui me poursuit toujours . Je suis revenu en Angleterre vers la fin de juillet, fort désappointé de mon voyage secret en France 1, qui a été à la fois inutile et coûteux . Je n'avais sur moi que quelques lettres de change sur un juif au nom de Médina 2, pour la somme d'environ huit à neuf mille livres françaises, tout compris . En arrivant à Londres j'appris que mon diable de Juif avait fait banqueroute 3. Je n'avais pas un penny 4, j’étais malade à mourir d'une fièvre violente, personne ne me connaissait ; milord et milady Bolingbroke étaient à la campagne ; je n'osais me présenter à notre ambassadeur dans un état aussi misérable 5. Je n'avais jamais souffert une telle détresse ; mais je suis né pour subir toutes les vicissitudes de la vie . En ces circonstances, mon étoile qui , au milieu de ses influences les plus désastreuses, fait toujours descendre sur moi quelque douceur, dirigea vers moi les pas d'un gentleman anglais que je ne connaissais pas, qui me força d'accepter quelque argent dont j'avais besoin 6. Un autre habitant de Londres 7 que je n'avais vu qu'une fois à Paris, m'a emmené à sa maison de campagne, où, depuis, je mène une vie obscure et charmante, sans aller à Londres , et tout aux plaisirs de la paresse et de l'amitié . L'affection sincère et généreuse de cet homme qui adoucit l'amertume de ma vie , me porte à vous aimer de plus en plus . Tous les exemples d'amitié me rendent mon ami Thieriot plus cher encore . J'ai souvent vu milord et milady Bolingbroke ; j'ai trouvé que leur affection est toujours la même et avait même grandi an proportion de mon infortune ; ils m'ont tout offert leur argent, leur maison ; mais j'ai tout refusé parce qu'ils sont lords, et j'ai tout accepté de M. Faulkener parce que c'est un simple particulier .

 

J'avais l'intention tout d'abord d'imprimer notre pauvre Henri 8 à Londres à mes frais ; mais la perte de mon argent a fâcheusement mis fin à mon projet . Je me demande si je ferai l'essai d'une souscription patronnée par la Cour . Je suis fatigué des cours, mon cher Thieriot . Tout ce qui est roi ou dépend d'un roi épouvante ma philosophie républicaine . Je ne veux pas tremper mes lèvres à la coupe de l'esclavage sur la terre de la liberté .

 

J'ai écrit librement à l'abbé Desfontaines, c'est vrai, et j'agirai toujours de même, n'ayant aucune raison de me contraindre 9. Je ne crains , je n'espère rien de votre pays . Tout ce que je désire c'est de vous voir un jour à Londres . Je me plais à vivre dans cet espoir ; si ce n'est qu'un rêve, laissez-moi en jouir, ne me désabusez pas, laissez-moi croire que j’aurai le plaisir de vous voir à Londres, vous assimilant l'esprit vigoureux de cette inexplicable nation . Vous traduirez mieux leurs pensées étranges, lorsque vous vivrez au milieu d'eux . Vous verrez une nation dévouée à la liberté, savante , spirituelle, méprisant la vie et la mort, une nation de philosophes ; ce n'est pas qu'il n'y ait pas quelques sots en Angleterre, chaque pays a ses fous ; il se peut que la sottise française soit plus agréable que la folie anglaise, mais par Dieu la sagesse anglaise et l'honnêteté anglaise sont supérieures à ce que vous avez chez vous . Je vous ferai connaître un jour le caractère de cet étrange peuple 10, mais il est temps de mettre fin à mon bavardage anglais . Vous prendrez, je le crains, cette longue épître pour quelqu'un de ces ennuyeux livres anglais que je vous ai conseillé de ne pas traduire . Avant de fermer ma lettre, je dois vous dire pourquoi j'ai reçu la vôtre si tard ; c'est la faute de mon correspondant de Calais, maître Dunoquet . Aussi, désormais, vous devez m'adresser vos lettres chez lord Bolingbroke , à Londres . C'est plus court et plus sûr . Dîtes à tous ceux qui veulent m'écrire de se servir de cette adresse .

 

J'ai tant écrit sur la mort de ma sœur 11 à ceux qui m'avaient écrit à ce sujet que j'oubliais de vous en parler . Je n'ai rien à vous dire sur ce malheur, sinon que vous connaissez mon cœur et ma manière de penser . J'ai pleuré sa mort et je voudrais être avec elle . La vie n'est qu'un rêve avec de fréquents accès de folie et plein de misères réelles ou imaginaires . La mort nous réveille de ce rêve pénible et nous donne soit une existence meilleure, soit pas d’existence du tout 12 . Adieu . Ecrivez-moi souvent . Comptez sur mon exactitude à vous répondre lorsque je serai fixé à Londres .

 

Ecrivez-moi quelques lignes en anglais, afin que je puisse juger de vos progrès dans cette langue .

 

J'ai reçu la lettre du marquis de Villars 13 et celle qui est venue de Turquie par Marseille 14.

 

J'ai oublié le roman dont vous parlez ; je ne me souviens pas avoir jamais fait de vers à ce sujet ; oubliez cela, oubliez tous ces délires de ma jeunesse ; pour moi j'ai bu l'eau du Léthé ; je ne me souviens de rien sauf de mes amis . »

 

1 V* est venu clandestinement en France vers le 20 juillet pour tenter encore de se venger du chevalier de Rohan, responsable de son embastillement et de son exil, et aussi pour chercher de l'argent .

2 Anthony Mendes da Costa ; ici commence la rétrospective des débuts de son séjour en Angleterre à partir de mai 1726 .

3 Il a fait banqueroute en décembre 1725.

4 Le père du banqueroutier, qu'il était allé trouver lui avait donné « quelques guinées » 

5 Le comte de Broglie, pour lequel il avait une lettre de recommandation .

6 Peut-être John Brinsden, homme d'affaire de lord Bolingbroke, ou bien Furnese .

7 Le négociant Everard Fawkener , un des dirigeants d'une importante maison d'import-export . En rentrant à Londres en 1725, celui-ci s'était arrêté à Paris et y avait rencontré V* . En 1726 il accueille dans sa propriété de Wandsworth l'exilé qui y reste de juin à octobre .

9 Dans sa lettre du 16 août, Thieriot l'avait mis en garde : « Ce scélérat d'abbé Desfont... dit que vous ne lui avez jamais parlé de moi qu'en termes outrageants … Il gagne par an plus de mille écus par ses infidélités … Il avait fait contre vous un ouvrage satirique dans le temps de Bicêtre que je lui fis jeter dans le feu et c'est lui qui a fait une édition du poème de La Ligue dans lequel il a inséré des vers satiriques de sa façon ... »

10 Ébauche du projet des Lettres anglaises , futures Lettres philosophiques ?

11 Mme Marguerite-Catherine Mignot, -mère du futur abbé Mignot, de celle qui deviendra Mme Marie-Elisabeth de Fontaine, et de la future Mme Marie-Louise Denis,- était morte le 10 août, la nouvelle parvenant à V* le 25 ou 26 août .

12 Hamlet III, 1 .

13 Le futur duc de Villars qui eut avec le chevalier de Rohan des démêlés semblables à ceux de V* .

14 Lettre du comte de Bonneval sans doute .

 

goya sottise déchainée.jpg

Desenfrenado Disparate (Sottise Déchainée), de Goya 

 

 

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