04/12/2014
tout est bon pour les jésuites, et on peut leur jeter tout à la tête, jusqu'à des oranges de Portugal , pourvu qu'elles ne coûtent pas trop cher, car voici le temps où il faut épargner les dépenses inutiles
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« A Louise-Florence-Pétronille de Tardieu d'Esclavelles d'ÉPINAY
26 novembre 1759, aux Délices,
Je n'ai pas votre santé de fer, ma chère et respectable philosophe ; c'est ce qui me prive de l'honneur de vous écrire de ma main. La Mort et l'Apparition de frère Berthier 1, si je ne mourais pas de misère, me feraient mourir de rire. Il m'a paru pourtant qu'il y a un peu de gros sel dans la première partie ; mais tout est bon pour les jésuites, et on peut leur jeter tout à la tête, jusqu'à des oranges de Portugal 2, pourvu qu'elles ne coûtent pas trop cher, car voici le temps où il faut épargner les dépenses inutiles. Je n'envoie point, comme vous, ma vaisselle d'argent à la Monnaie, parce que ma pauvre vaisselle est hérétique au poinçon de Genève, et que le roi très-chrétien ne voudrait pas m'en donner 56 francs le marc 3 ; je m'adresserai aux jésuites d'Ornex, qui, ayant acheté tant de terres dans le pays, m'achèteront mon argenterie sans doute.
Quoique je n'aie guère le temps, j'ai pourtant lu tout le gros Mémoire de M. Dupleix, que vous avez eu la bonté de m'envoyer 4, et dont je vous remercie. Je conclus de ce Mémoire que les Anglais nous prendront Pondichéry, et que M. Dupleix ne sera point payé ; on ne peut avoir, dans le temps où nous sommes, que de mauvaises conclusions à tirer de tout. Je tremble encore plus pour la flotte de M. le maréchal de Conflans que pour le remboursement de M. Dupleix. Le roi de Prusse marche en Saxe, et voilà les choses à peu près comme elles étaient, au commencement de la guerre, dans cette partie du meilleur des mondes possibles. Martin avait raison d'être manichéen 5; c'est sans doute le mauvais principe qui a ruiné la France de fond en comble en trois ans, dévasté l'Allemagne, et fait triompher les pirates anglais dans les quatre parties du monde. Que faut-il faire à tout cela, madame ? S'envelopper de son manteau de philosophe, supposé qu'Arimane nous laisse encore un manteau.
J'ai heureusement achevé de bâtir mon petit palais de Ferney; l'ajustera et le meublera qui pourra; on ne paye point les ouvriers en annuités et en billets de loterie ; il faut au moins du pain et des spectacles 6; vous êtes, à Paris, au-dessus des Romains : vous n'avez pas de quoi vivre, et vous allez voir deux nouvelles tragédies 7, l'une de M. de Thibouville, et l'autre de M. Saurin.8
Pour moi, madame, je ne donne les miennes qu'à Tournay; nous avons fait pleurer les beaux yeux de Mme de Chauvelin l'ambassadrice, et nous aurions encore mieux aimé mouiller les vôtres. La république nous a donné de grosses truites, et la gazette de Cologne a marqué que ces truites pesaient vingt livres, de dix-huit onces la livre. Plût à Dieu que les gazetiers n'annonçassent que de telles sottises ! Celles dont ils nous parlent sont trop funestes au genre humain.
Mme Denis, madame, vous fait les plus tendres compliments.
Vous savez bien à quel point vous êtes regrettée dans le petit couvent, des Délices; daignez faire le bonheur de ce couvent par vos lettres. Que fait notre philosophe de Bohême? n'est-il pas ambassadeur de la ville de Francfort, que nous n'aimons guère? S'il demande de l'argent pour elle, je ferai arrêt sur la somme.
Comment se porte M. d'Épinai? ne diminue-t-il pas sa dépense comme les autres, en bon citoyen ? Où en est monsieur votre fils de ses études ? ne va-t-il pas un train de chasse ?9 Encore une fois, madame, écrivez-moi; je m'intéresse à tout ce que vous faites, à tout ce que vous pensez, à tout ce qui vous regarde, et je vous aime respectueusement de tout mon cœur. »
1 Voir : http://books.google.fr/books?id=ESc-AAAAYAAJ&pg=PA71&lpg=PA71&dq=La+Mort+et+l%27Apparition+de+fr%C3%A8re+Berthier&source=bl&ots=9_5ZGVAEpE&sig=JDHk8ajV6xF1NrhS5vVojjT_A7s&hl=fr&sa=X&ei=yDd_VLOGO9biapy3gLAD&ved=0CCkQ6AEwAQ#v=onepage&q=La%20Mort%20et%20l%27Apparition%20de%20fr%C3%A8re%20Berthier&f=false
2 Allusion à l'attentat du 3 septembre 1758.
3 Voir la lettre du 9 novembre 1759 à Jean-Robert Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/11/19/on-ferait-mieux-de-penser-a-une-paix-utile-plutot-que-de-rec-5493154.html
4 Voir lettre du 19 octobre 1759 à la même : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/11/04/j-ai-le-coeur-francais-j-aime-a-donner-de-bons-exemples-5482705.html
5 Encore allusion à Candide qui reste très présent à la pensée de V* ; voir lettre du 26 novembre 17459 à J-R Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/12/03/s-il-nous-arrive-malheur-je-ne-vois-pas-quelles-seront-les-ressources-le-cr.html
et du 30 novembre 1759 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/11/30/on-dit-qu-une-nouvelle-scene-de-finances-va-egayer-la-nation.html
6 Panem et circenses. (Juvénal, Satires, X, 81.)
7 Namir et Spartacus
8 Voir lettre du 24 octobre 1759 à d'Argental :http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/12/01/a-force-d-aller-mal-tout-ira-bien-5501515.html
9 Ce qui signifie apparemment « aller grand train »
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