07/06/2015
il faut mettre les plaisirs dans la besace de devant, et les chagrins dans celle de derrière
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« A Charlotte-Sophie von Altenburg, comtesse Bentinck
née comtesse
d'Oldenbourg
à Vienne
Aux Délices 7è juin 1760
Je suis obligé de dicter, madame, étant assez malade mais il faudrait que je fusse mort pour ne pas vous remercier de vos bontés . Il n'y avait pas , à la vérité, de feuilles de laurier dans votre lettre, mais elle est pleine d'une bonté à laquelle je dois la plus vive reconnaissance ; je vous supplie, madame, d'ajouter à tous vos bons offices celui d'instruire M. de Durazzo de mon état ; c'est cet état cruel qui me prive de l'honneur de lui écrire .
Vous allez donc avoir de magnifiques fêtes à Vienne ; je me flatte que les décorations du théâtre seront ornées de drapeaux pris sur les ennemis ; vous aurez beau avoir une belle musique italienne, elle ne vaudra jamais les cors enroués d'une vingtaine de postillons crottés arrivant aux portes du palais sur des chevaux boiteux ; et je ne serais pas fâché que le nouveau marié 1 eût vu partir ces postillons .
Vous êtes bien heureuse, madame, de voir quelquefois le géomètre si admirable en fait de triangles 2 ; c'est lui qui est véritablement philosophe, et philosophe aimable ; ceux qui font de méchantes actions, et qui disent de grosses injures, ne sont ni géomètres ni philosophes .
Je voudrais, madame, que vous eussiez gagné ce que M. de La Trimouille a perdu 3; cela vous aiderait à solliciter votre procès . Savez-vous bien, madame, qu'il ne tiendrait qu'à moi d'avoir un procès à Vienne ? J'ai recouvré tous les papiers qui servent à prouver le vol qu'on nous fit à Francfort, quand cette pauvre Mme Denis , avec un passeport du roi de France, fut trainée dans les boues par le nommé Shmitt, marchand de Francfort, condamné comme faux monnayeur par une commission impériale, et conseiller du roi de Prusse ? Mais ce n'est pas aux vieillards infirmes à se souvenir des monstres et des voleurs, l'amitié dont vous m'honorez fait tout oublier . Vous savez qu'on a créé l'homme avec deux besaces 4, il faut mettre les plaisirs dans la besace de devant, et les chagrins dans celle de derrière .
J'ai Dieu merci, achevé mes petits châteaux ; j'en jouis paisiblement, et je ne regrette rien au monde que d'être éloigné de vous ; ne m'oubliez pas , madame, auprès de M. l'ambassadeur de France, et de Mme l'ambassadrice ; vous voyez que vous êtes ma protectrice en tous pays , excepté en Prusse, où les dames sont si fières qu'elle ne protègent personne .
Mme Denis et moi nous sommes à vos pieds . Recevez mon tendre et profond respects .
V. »
1 Sur le mariage de l'archiduc, voir lettre du 26 avril 1760 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/04/26/qui-terre-a-et-qui-plume-a-guerre-a-5610855.html
2 Kaunitz ; voir lettre du 9 sptembre 1758 à la comtesse Bentinck : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/10/22/tout-le-monde-avoue-qu-il-faut-etre-philosophe-qu-il-faut-et.html
3 Dans la Pucelle, chant XIX : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-la-pucelle-d-orleans-chant-dix-neuvieme-86509140.html
4 Souvenir de La Fontaine ; La Besace : « Il fit pour nos défauts la poche de derrière
Et celle de devant pour les défauts d'autrui. » ; http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/besace.htm
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