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31/01/2016

ménager l'impatience des lecteurs français, qui d'ordinaire ne peut souffrir dans une ode que quinze ou vingt strophes tout au plus

... Les paroles s'envolent, les écrits restent, dit-on . Nous sommes arrivés au siècle de l'audio-visuel, que diable et l'on ne dissocie plus guère l'écrit de l'oral, le vu de l'entendu . Hommes politiques gagnés par la fièvre d'écrivaillons ( entretenue par la fièvre de bons revenus pour les éditeurs, directement ou par envoi d'ascenseur ) votre peine est aussi vaine que vos mensonges ont été gros . Qui est encore assez ballot pour se coltiner les états d'âme d'un orgueilleux profiteur . Hommes d'état, vous n'êtes plus des De Gaulle . Plutôt des "Que Dalle" !

 

« A Ponce-Denis Écouchard Le Brun

Au château de Ferney, pays de Gex en Bourgogne

par Genève 30è janvier 1761

Permettez-moi, monsieur, d'être aussi en colère contre vous que je me sens pour vous d'estime et d'amitié . Vous auriez bien dû m’envoyer plus tôt la lettre insolente de ce coquin de Fréron depuis la page 145 jusqu'à la page 164 1. Je n’insisterai point ici sur les mauvaises critiques qu'il fait de votre ode . Parmi ses censures de mauvaise foi, il y en a quelques unes qui pourraient éblouir 2, et si vous réimprimez votre ode, je vous demande en grâce de consulter quelque ami d'un goût sévère, et surtout de ménager l'impatience des lecteurs français, qui d'ordinaire ne peut souffrir dans une ode que quinze ou vingt strophes tout au plus . Le sujet est si beau, et il y a dans votre ode des morceaux si touchants, que vous vous êtes vous-même imposé la nécessité de rendre votre ouvrage parfait . Un des grands moyens de le perfectionner, est de l'accourcir, et de sacrifier quelques expressions auxquelles l'oreille française n'est pas accoutumée ; je n'ai jamais fait un ouvrage de longue haleine, sans consulter mes amis . M. d'Argental m'a fait corriger plus de deux cents vers dans Tancrède ; et m'en a fait retrancher plus de cent ; et la pièce est encore très loin de mériter les bontés dont il l'a honorée .

Croyez-moi, monsieur, il faut que nos ouvrages appartiennent à nos amis et à nous .

Vir bonus ac prudens versus reprehendes inertes,

Culpabit duros ...etc.3

Je me sens vivement intéressé à votre gloire, et je crois qu'il vous sera très aisé de rendre toute votre ode digne de votre génie, de la noblesse d’âme qui vous l'a inspirée, et du sujet intéressant qui en est l'objet .

Vous me pardonnerez sans doute la liberté que je prends ; les soins que nous avons pris tous deux du grand nom de Corneille doivent nous lier à jamais . Je regarde jusqu'à présent comme un bienfait l'honneur et le plaisir que vous avez procurés à ma vieillesse . Mlle Corneille paraît mériter de plus tous les soins que vous avez pris d'elle . Ma nièce l'élève, et la traite comme sa fille . Mais plus le nom de Corneille est respectable, et plus vos soins, ceux de M. Titon, et ceux de ma nièce ont l'approbation de tous les honnêtes gens , plus l'outrage que Fréron ose faire à cette demoiselle et à vos bontés est punissable .

Monsieur le chancelier et M. de Malesherbes peuvent lui permettre de dire son avis à tort et à travers, sur des vers et de la prose ; mais ils ne doivent certainement pas souffrir qu'il insulte personnellement Mme Denis, Mlle Corneille et vous même , monsieur, qui nous avez procuré l'honneur que nous avons . Le nom de Lamoignon est respectable, mais celui de Corneille l'est aussi 4, et sans compter deux cents ans de noblesse qui sont dans la famille des Corneille, la France doit aimer assez ce nom pour demander le châtiment du coquin qui ose insulter la seule personne qui le porte .

Mme Denis est née demoiselle, et est veuve d'un gentilhomme mort au service du roi ; elle est estimée et considérée, toute sa famille est dans la magistrature et dans le service . Ces mots de Fréron, Mlle Corneille va tomber entre bonnes mains, méritent le carcan .

Le sieur L’Écluse qui n'avait certainement que faire à tout cela se trouve insulté dans la même page ; il est vrai qu'étant jeune il monta sur le théâtre, mais il y a plus de vingt cinq ans qu'il exerce avec honneur la profession de chirurgien-dentiste ; il est faux qu'il loge chez moi . Il y est venu il y a un an pour avoir soin des dents de ma nièce ; je le traite, dit-il, comme mon frère, et il insinue que je ne fais nulle différence entre une demoiselle de condition du nom de Corneille , et un acteur de la foire . J'ai reçu M. de L’Écluse avec amitié et avec la distinction que mérite un chirurgien habile, et un homme très estimable tel que lui . Il y a d'ailleurs quatre mois entiers qu'il n'est plus chez moi, et qu'il exerce sa profession à Genève, où il est très honorablement accueilli . J'enverrai, s'il le faut les témoignages des syndics de Genève qui certifieront tout ce que j'ai l'honneur de vous dire .

Le résultat de la lettre insolente de Fréron est que vous m'avez envoyé une fille de qualité, pour être élevée par un danseur de corde . C’est outrager aussi M. Titon, Mlle de Villegenon, madame votre femme, et tous ceux qui se sont intéressés à l'éducation de Mlle Corneille . Je ne doute pas que si vous présentez les choses sous ce point de vue à Mgr le prince de Conti, il ne trouve que Fréron mérite punition . On devrait en parler aux ministres, et je crois même que c'est une affaire du ressort du lieutenant-criminel 5; jamais rien n'a été plus marqué au coin du libelle diffamatoire, que ces quatre lignes de la page 164 . Vous pourriez, monsieur, engager son père à signer un pouvoir à un procureur . Ma nièce, M. de L’Écluse et moi, nous pourrions intervenir au procès 6. Je vous supplie, monsieur, de m'instruire au plus tôt de ce que vous aurez fait, et de me dire ce qu'on me conseille de faire . Nous allons d'ailleurs envoyer nos plaintes à monsieur le chancelier . Voici copie de la lettre de Mme Denis .7

Je vous présente mes respects .

V.

N.B. – Il faut mettre la page 164 entre les mains de mon procureur, nommé Pinon de Coudray, rue de Bièvre, et attaquer Fréron à la Tournelle, c'est le droit de la noblesse 8. »

2 V* doit convenir à contrecœur que la critique de Fréron n'est pas totalement infondée .

3 Un homme sage et prudent critiquera les vers faibles, blâmera les vers durs … etc. ; Horace, Art poétique, 445-446 .

4 V* a d'abord dicté davantage, rayé .

5 C'était depuis le 7 décembre 1759, Jean-Charles-Pierre Lenoir qui occupait cette situation ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Charles-Pierre_Lenoir

6 V* avait ajouté : vous êtes sur les lieux, vous pourrez voir si cela est convenable ; ces mots ont été ensuite biffés et tout ce qui suit est écrit dans la marge extérieure .

8 V* n'hésite pas à profiter de ses privilèges nobiliaires ou de ceux de Mlle Corneille ; du reste, si les privilèges du clergé seront attaqués dans L'Homme aux quarante écus, notamment ( voir :http://www.monsieurdevoltaire.com/article-conte-l-homme-a... ) , ceux de la noblesse reteront soigneusement préservés .

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