25/07/2016
Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne cause qui n'ait un adversaire ; mais à la longue le vrai l'emporte
... Mauvaise cause : la longueur interminable de cette lettre et de ses notes, et pourtant je veux la terminer et mettre en ligne .
Bonne cause (d'arrêt) : Voltaire mérite que je me décarcasse un peu malgré la fatigue, Mam'zelle Wagnière est mon modèle d'assiduité .
Let's go !
« A Pierre-Joseph Thoulier d'Olivet
A Ferney , 20 août 1761 1
Vous m’aviez donné, mon cher Maître 2, le conseil de ne commenter que les pièces de Corneille qui sont restées au théâtre. Vous vouliez me soulager ainsi 3 de mon fardeau, et j’y avais consenti, moins par paresse que par le désir de satisfaire plus tôt le public ; mais j’ai vu que dans la retraite j’avais plus de temps qu’on ne pense, et ayant déjà commenté toutes les pièces de Corneille qu’on représente, je me vois en état de faire quelques notes utiles sur les autres.
Il y a plusieurs anecdotes curieuses qu’il est agréable de savoir. Il y a plus d’une remarque à faire sur la langue. Je trouve, par exemple, plusieurs mots qui ont vieilli parmi nous, qui sont même entièrement oubliés, et dont nos voisins les Anglais se servent heureusement. Ils ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu’il s’en doute ; et ils rendent cette idée par le mot humeur, humour, qu’ils prononcent yumor ; et ils croient qu’ils ont seuls cette humeur, que les autres nations n’ont point de terme pour exprimer ce caractère d’esprit. Cependant c’est un ancien mot de notre langue, employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille. Au reste, quand je dis que cette humeur est une espèce d’urbanité, je parle à un homme instruit, qui sait que nous avons appliqué mal à propos le mot d’urbanité à la politesse, et qu’urbanitas signifiait à Rome précisément ce qu’humour signifie chez les Anglais. C’est en ce sens qu’Horace dit : Frontis ad urbanœ descendi praemia 4, et jamais ce mot n’est employé autrement dans cette satire que nous avons sous le nom de Pétrone, et que tant d’hommes sans goût ont prise pour l’ouvrage d’un consul Pétronius 5.
Le mot partie se trouve encore dans les comédies de Corneille pour esprit. Cet homme a des parties. C’est ce que les Anglais appellent parts. Ce terme était excellent ; car c’est le propre de l’homme de n’avoir que des parties ; on a une sorte d’esprit, une sorte de talent ; mais on ne les a pas tous. Le mot esprit est trop vague ; et quand on vous dit, Cet homme a de l’esprit, vous avez raison de demander duquel.
Que d’expressions nous manquent aujourd’hui, qui étaient énergiques du temps de Corneille ! et que de pertes nous avons faites, soit par pure négligence, soit par trop de délicatesse ! On assignait, on appointait un temps, un rendez-vous ; celui qui arrivait au lieu convenu au moment marqué 6, et qui n’y trouvait par son prometteur, était désappointé. Nous n’avons aucun mot pour exprimer aujourd’hui cette situation d’un homme qui tient sa parole, et à qui on en manque. Nous avons renoncé à des expressions absolument nécessaires, dont les Anglais se sont heureusement enrichis .
Une rue, un chemin sans issue, s’exprimait si bien par non-passe, impasse 7, que les Anglais ont imité , et nous sommes réduits au mot bas et impertinent de cul-de-sac, qui revient si souvent, et qui déshonore la langue française.
Je ne finirais point sur cet article, si je voulais surtout entrer ici dans le détail des phrases heureuses que nous avions prises des Italiens, et que nous avons abandonnées. Ce n’est pas d’ailleurs que notre langue ne soit abondante et énergique ; mais elle pourrait l’être bien davantage. Ce qui nous a ôté une partie de nos richesses, c’est cette multitude de livres frivoles, dans lesquels on ne trouve que le style de la conversation, et un vain ramas de phrases usées et d’expressions impropres. C’est cette malheureuse abondance qui nous appauvrit.
Je passe à un article plus important, qui me détermine à commenter jusqu’à Pertharite. C’est que dans ces ruines on trouve des trésors cachés. Qui croirait, par exemple, que le germe de Pyrrhus et d’Andromaque est dans Pertharite ? Qui croirait que Racine en ait pris les sentiments, les vers même ? Rien n’est pourtant plus vrai, rien n’est plus palpable. Un Grimoald, dans Corneille, menace une Rodelinde de faire périr son fils au berceau, si elle ne l’épouse :
Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner ,
Va le faire périr, ou le faire régner.8
Pyrrhus dit précisément, dans la même situation,
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.9
Grimoald, dans Corneille veut
Punir sur ce fils innocent
La dureté d’un cœur si peu reconnaissant. 10.
Pyrrhus dit, dans Racine :
Le fils me répondra des mépris de la mère.11
Rodelinde dit à Grimoald :
Comte, penses-y bien, et, pour m’avoir aimée,
N’imprime point de tache à tant de renommée ;
Ne crois que ta vertu, laisse-la seule agir,
De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir.
On publierait de toi que le cœur d’une femme,
Plus que ta propre gloire, aurait touché ton âme ;
On dirait qu’un héros si grand, si renommé,
Ne serait qu’un tyran, s’il n’avait point aimé.12
Andromaque dit à Pyrrhus :
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse,
Et qu’un dessein si beau, si grand, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit amoureux !
Non, non, d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans lui faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile ;
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille. 13
L’imitation est visible ; la ressemblance est entière. Il y a bien plus, et je vais vous étonner : tout le fond des scènes d’Oreste et d’Hermione est pris d’un Garibalde et d’une Edvige, personnages inconnus de cette malheureuse pièce inconnue. Quand il n’y aurait que ces noms barbares, ils eussent suffi pour faire tomber Pertharite ; et c’est à quoi Boileau fait allusion quand il dit,
Qui de tant de héros va choisir Childebrand. 14
Mais Garibald, tout Garibald qu’il est, ne laisse pas de jouer avec son Edvige absolument le même rôle qu’Oreste avec Hermione. Edvige aime encore Grimoald, comme Hermione aime Pyrrhus . Elle veut que Garibalde la venge d’un traître qui la quitte pour Rodelinde. Hermione veut qu’Oreste la venge de Pyrrhus, qui la quitte pour Andromaque :
EDVIGE
Pour gagner mon amour il faut servir ma haine. 15
HERMIONE.
Vengez-moi, je crois tout.16
GARIBALD
Le pourrez-vous, madame ? et savez-vous vos forces ?
Savez-vous de l’amour quelle sont les amorces ?
Savez-vous ce qu’il peut ? et qu’un visage aimé
Est toujours trop aimable à ce qu’il a charmé ?
Non, vous vous abusez, votre cœur vous abuse, etc.17
ORESTE.
Et vous le haïssez ! Avouez-le, madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme ;
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux. 18
Ces idées que le génie de Corneille avait jetées au hasard, sans en profiter, le goût de Racine les a recueillies et les a mises en œuvre ; il a tiré de l’or, en cette occasion, de stercore Ennii 19.
Les raisonneurs sans génie, et qui dissertent aujourd’hui sur le siècle du génie, répètent souvent cette antithèse de La Bruyère , que Racine a peint les hommes tels qu'ils sont, et Corneille tels qu'ils devraient être 20. Ils répètent une insigne fausseté car jamais ni Bajazet ni Xipharès 21, ni Britannicus, ni Hippolyte, ne firent l'amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine ; et jamais César n'a dû dire dans le Pompée de Corneille, à Cléopâtre, qu'il n'avait combattu à Pharsale que pour mériter son amour avant de l'avoir vue 22. Il n'a jamais dû lui dire que son glorieux titre de premier du monde, à présent effectif, est anobli par celui de captif 23 de la petite Cléopâtre âgée de quinze ans, qu'on lui amena dans un paquet de linge longtemps après Pharsale.
Ni Cinna ni Maxime n'ont dû être tels que Corneille les a peints . Le devoir de Cinna ne pouvait être d'assassiner Auguste pour plaire à une fille qui n'existait point . Le devoir de Maxime n’était pas d'être sottement amoureux de cette même fille, et de trahir à la fois Auguste , Cinna et sa maîtresse . Ce n’était pas là ce Maxime à qui Ovide écrivait qu'il était digne de son nom :
Maxime, qui tanti mensuram nomines imples 24.
Le devoir de Félix dans Polyeucte n'était pas d'être un lâche barbare qui faisait couper le cou à son gendre,
Pour acquérir par là de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis 25.
On a beaucoup et trop écrit depuis Aristote sur la tragédie . Les deux grandes règles sont que les personnages intéressent et que les vers soient bons ; j'entends d'une bonté propre au sujet . Écrire en vers pour les faire mauvais est la plus haute de toutes les sottises .
On m'a vingt fois rebattu les oreilles de ce prétendu discours de Pierre Corneille : Ma pièce est finie, je n'ai plus que les vers à faire . Ce propos fut tenu par Ménandre plus de deux mille ans avant Corneille, si nous en croyons Plutarque dans sa question : Si les Athéniens ont plus excellé dans les armes que dans les lettres 26. Ménandre pouvait à toute force s'exprimer ainsi, parce que des vers de comédie ne sont pas les plus difficiles ; mais dans l'art tragique la difficulté est presque insurmontable, du moins chez nous .
Dans le siècle passé, il n'y eût que le seul Racine qui écrivit des tragédies avec un pureté et une élégance presque continue ; le charme de cette élégance a été si puissant que les gens de lettres et de goût lui ont pardonné la monotonie de ses déclarations d'amour, et la faiblesse de quelques caractères, en faveur de sa diction enchanteresse .
Je vois dans l'homme illustre qui le précéda des scènes sublimes, dont ni Lope de Véga, ni Caldéron, ni Shakespeare, n'avaient pas même pu concevoir la moindre idée, et qui sont très supérieures à ce qu'on admira dans Sophocle et dans Euripide . Mais aussi j'y vois des tas de barbarismes et de solécismes qui révoltent, et de froids raisonnements alambiqués qui glacent . J'y vois enfin vingt pièces entières, dans lesquelles à peine y a-t-il un morceau qui demande grâce pour le reste .
La preuve incontestable de cette vérité est, par exemple, dans les deux Bérénice de Racine et de Corneille . Le plan de ces deux pièces est également mauvais, également indigne du théâtre tragique . Ce défaut même va jusqu'au ridicule . Mais par quelle raison est-il impossible de lire le Bérénice de Corneille ? Par quelle raison est-elle au-dessous des pièces de Pradon, de Rioupeirous 27, de Danchet, de Péchantrès 28, de Pellegrin ? Et d'où vient que la Bérénice de Racine se fait lire avec tant de plaisir, à quelques fadeurs près ? D'où vient qu'elle arrache des larmes ? C'est que les vers sont bons . Ce mot comprend tout, sentiment , vérité, décence, naturel, pureté de diction, noblesse, force, harmonie, élégance, idées profondes, idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images terribles . Ôtez ce mérite à la divine tragédie d'Athalie, il ne lui restera rien ; ôtez ce mérite au quatrième livre de l'Enéide et au discours de Priam à Achille dans Homère, ils seront insipides . L'abbé Dubos a très grande raison ; la poésie ne charme que par les beaux détails .
Si tant d'amateurs savent par cœur des morceaux admirables des Horaces, de Cinna, de Pompée, de Polyeucte, de Rodogune, c'est que ces vers sont très bien faits . Et si on ne peut lire ni Théodore, ni Pertharite, ni Don Sanche d’Aragon, ni Attila, ni Agésilas, ni Pulchérie, ni La Toison d'or, ni Suréna, etc., etc., etc., c'est que presque tous les vers en sont détestables . Il faut être de bien mauvaise foi pour s'efforcer de les excuser contre sa conscience .
Quelquefois même de misérables écrivains ont osé donner des éloges à cette foule de pièces aussi plates que barbares, parce qu'ils sentaient bien que les leurs étaient écrites dans ce goût : ils demandaient grâce pour eux-mêmes .
Ce qui m'a le plus révolté dans Corneille , c'est cette profusion de maximes atroces qui a fait dire à des sots que Corneille devait être du conseil d’État . On me dit qu'il a pris ces sentences dans Lucain ; et moi , je dis que ces sentences sont encore plus condamnables dans Lucain que dans lui . L'auteur de La Pharsale tombe d'abord dans une contradiction que l'auteur de la tragédie de Pompée ne s'est point permise : c'est de dire que Ptolémée est un enfant plein d'innocence (puer est, innocua est aetas 29), et de dire quelques vers après, que Photin conseilla l'assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers et qui connaissait les tyrans .
At melior suadere malis, et nosse tyrannos,
Ausus Pompeium letho damnare Pothinus .30
Mais j'ai toujours vu avec chagrin, et je l'ai dit hardiment, que le Photin de Corneille débite plus de maximes fades et horribles de scélératesse que le Photin de Lucain ; maximes d’ailleurs cent fois plus dangereuses quand elles sont récitées devant des princes, avec toute la pompe et l'illusion du théâtre, que lorsqu'une lecture froide laisse à l'esprit la liberté d'en sentir l'atrocité .
Je ne m'en dédis point : je ne connais rien de si affreux que ces vers :
Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;
La timide équité détruit l'art de régner ;
Quand on craint d'être injuste on a toujours à craindre,
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui le sert .31
Vous avez vu très judicieusement, monsieur, que non seulement ces maximes sont exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais qu'elles sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées . Il ne s'agit pas du droit des rois ; il est question de savoir si on recevra Pompée ou si on le livrera à César . Il faut plaire au vainqueur ; ce n'est pas là un droit des rois . Ptolémée est un vassal qui craint d'offenser César son maître . J'ai exprimé sans ménagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie qui font frémir l'honnêteté et le sens commun . J'ai dit et j'ai dû dire combien sont horribles à la fois et ridicules ces autres vers que nous avons entendu réciter au théâtre :
Chacun a ses vertus, ainsi qu'il a ses dieux .
Le sceptre absout toujours la main la plus coupable.
Le crime n'est forfait que pour les malheureux .
Oui, lorsque de nos soins la justice est l'objet,
Elle y doit emprunter le secours du forfait, etc. ...32
On ne peut dire plus mal des choses plus infâmes et plus sottes . Cependant il y a des gens d'assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes . Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne cause qui n'ait un adversaire ; mais à la longue le vrai l'emporte, surtout quand il est soutenu par des esprits tels que le vôtre .
Si rien n'est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédies qui parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance est divine, qu'on s'immortalise par des crimes , rien n'est plus fade que ces héroïnes qui nous rabattent les oreilles de leur vertu . C'est un grand art dans Racine que Néron ne dise jamais qu'il aime le crime, et que Junie ne se vante point d'être vertueuse .
Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous savez mieux que moi .
Corneille ne consultait personne, et Racine consultait Boileau . Ainsi l’un tomba toujours depuis Héraclius, et l’autre s’éleva continuellement.
On croit assez communément que Racine amollit, et avilit même le théâtre par des déclarations d’amour, par ces intrigues d'amour, par ces jalousies d'amour, qui ne sont que trop en possession de notre scène. Mais la vérité me force d’avouer que Corneille en usait ainsi avant lui, et que Rotrou n’y manquait pas avant Corneille.
Il n’y aucune de leurs pièces qui ne soit fondée en partie sur cette passion . La seule différence est qu’ils ne l’ont jamais bien traitée, qu’ils n’ont jamais parlé au cœur, qu’ils n’ont jamais attendri . L’amour n’a été touchant que dans les scènes du Cid, imitées de Guillen de Castro . Corneille a mis de l’amour jusque dans le sujet terrible d’Œdipe.
Vous savez que j’osai traiter ce sujet il y a quarante-sept ans. J’ai encore la lettre de M. Dacier 33, à qui je montrai le troisième acte, imité de Sophocle. Il m’exhorte, dans cette lettre de 1714 , à introduire les chœurs, et à ne point parler d’amour dans un sujet où cette passion est si impertinente. Je suivis son conseil, je lus l’esquisse de la pièce aux comédiens. Ils me forcèrent à retrancher une partie des chœurs, et à mettre au moins quelque souvenir d’amour dans Philoctète, afin, disaient-ils, qu’on pardonnât l’insipidité de Jocaste et d’Œdipe en faveur des sentiments de Philoctète.
Le peu de chœurs même que je laissai ne furent point exécutés. Tel était le détestable goût de ce temps-là. On représenta quelque temps après Athalie, ce chef-d’œuvre du théâtre. La nation dut apprendre que la scène pouvait se passer d’un genre qui dégénère quelquefois en idylle et en églogue. Mais comme Athalie était soutenue par le pathétique de la religion, on s’imagina qu’il fallait toujours de l’amour dans les sujets profanes.
Enfin, Mérope, et en dernier lieu Oreste, ont ouvert les yeux du public. Je suis persuadé que l’auteur d’Electre 34 pense comme moi, et que jamais il n’eût mis deux intrigues d’amour dans le plus sublime et le plus effrayant sujet de l’antiquité, s’il n’y avait été forcé par la malheureuse habitude qu’on s’était faite de tout défigurer par ces intrigues puériles, étrangères au sujet . On en sentait le ridicule, et on l’exigeait des auteurs. Les étrangers se moquaient de nous ; mais nous n’en savions rien. Nous pensions qu’une femme ne pouvait paraître sur la scène sans dire j’aime en cent façons, et en vers chargés d’épithètes et de chevilles. On n’entendait que ma flamme, et mon âme ; mes feux, et mes vœux ; mon cœur, et mon vainqueur.
Je reviens à Corneille, qui s’est élevé au-dessus de ces petitesses dans ses belles scènes des Horaces, de Cinna, de Pompée, etc. Je reviens à vous dire que toutes ses pièces pourront fournir quelques anecdotes et quelques réflexions intéressantes.
Ne vous effrayez pas si tous ces commentaires produisent autant de volumes que votre Cicéron. Engagez l’Académie à me continuer ses bontés, ses leçons, et surtout donnez-lui l’exemple . Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition, avec le consentement de la compagnie, disent que jamais livre n’aura été donné à si bas prix. Il faut que cela soit ainsi, afin que ceux dont la fortune n’égale pas le goût et les lumières puissent jouir commodément de ce petit avantage. On compte même le présenter aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l’acquérir. C’est d’ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants et riches qu’on donne son ouvrage : on doit faire précisément le contraire ; c’est à eux à le payer noblement, et c’est aussi le parti que prennent, dans cette entreprise, les premiers de la nation, et ceux qui ont des places considérables . Ils se sont fait un honneur de rendre ce qu’on doit au grand Corneille près de cent ans après sa mort, et dans les temps les plus difficiles.
Je crois même qu’il n’y a point d’exemple, dans l’histoire de notre littérature, de ce qui vient d’arriver. Figurez-vous que deux personnes que je n’ai jamais eu l’honneur de voir, à qui je n’avais même jamais écrit, et que je n’avais point fait solliciter, ont seules commencé cette entreprise, avec un zèle sans lequel elle n’aurait jamais réussi. L’une est madame la duchesse de Gramont 35, qui l’a protégée, l’a recommandée, a fait souscrire un nombre considérable d’étrangers, et qui enfin, n’écoutant que sa générosité et sa grandeur d’âme, a fait pour mademoiselle Corneille tout ce qu’elle aurait fait, si cette jeune héritière d’un si beau nom avait eu le bonheur d’être connue d’elle. Je vous avoue, mon cher confrère, que les pièces du grand Corneille ne m’ont pas plus touché que cet événement.
Notre autre bienfaiteur , le croiriez-vous , est le banquier de la cour, M. de Laborde, qui, sans me connaître, sans m’en prévenir, a procuré plus de cent souscriptions ; et c’est une chose que nous n’avons apprise ici que quand elle a été faite.
Pendant qu’on favorisait ainsi notre entreprise avec tant de générosité sans que je le susse, je prenais la liberté de faire supplier le roi, notre protecteur, de permettre que son nom fût à la tête de nos souscripteurs. Je proposais qu’il voulût bien nous encourager pour la valeur de cinquante exemplaires, il en prenait deux cents. J’en demandais une douzaine à Son Altesse royale monseigneur l’infant duc de Parme . Il a souscrit pour trente. Nos princes du sang ont presque tous souscrit. M. le duc de Choiseul s’est fait inscrire pour vingt. Madame la marquise de Pompadour, à qui je n’en avais pas même écrit, en a pris cinquante. Monsieur son frère, douze.
Parmi nos académiciens , M. le comte de Clermont, M. le cardinal de Bernis, M. le maréchal de Richelieu, M. le duc de Nivernais, M. Duclos, M. d'Alembert, M . Watelet se sont signalés les premiers.
Plusieurs particuliers ont suivi ce noble exemple . Enfin que direz-vous, quand je vous apprendrai que M. Bouret , qui me connait à peine, a souscrit pour vingt-quatre exemplaires ? Tout cela s’est fait avant qu’il y eût la moindre annonce imprimée, avant qu’on sût de quel prix serait le livre.
La compagnie des fermes générales a souscrit pour soixante.
Plusieurs autres compagnies ont suivi cet exemple ; cette noble émulation devient générale. A peine le premier bruit de cette édition projetée s’est répandu en Allemagne, que Mgr l’électeur palatin, Mme la duchesse de Saxe-Gotha, se sont empressés de la favoriser.
A Londres, nous avons eu milord Chesterfield, milord Littelton, M. Fox le secrétaire d’État, M. le duc de Gordon, M. Crawford, et plusieurs autres 36. Vous voyez, mon cher confrère, que tandis que la politique divise les nations, et que le fanatisme divise les citoyens, les belles-lettres les réunissent. Quel plus bel éloge des arts, et quel éloge plus vrai ! Autant on a de mépris pour des misérables qui déshonorent la littérature par leurs infamies périodiques, et pour d’autres misérables qui la persécutent, autant on a de respect pour Corneille dans toute l’Europe.
Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition entrent généreusement dans toutes nos vues ; ils sont d’une famille qui depuis longtemps est dans les conseils ; l’un d’eux en est membre. Ils pensent comme on doit penser ; nul intérêt, tout pour l’honneur. Ils ne recevront d’argent de personne avant d’avoir donné le premier volume. Ils livreront pour deux louis d’or douze ou treize tomes in-8° avec trente-trois belles estampes. Il y a certainement beaucoup de perte. Ce n’est donc point par vanité que j’ai osé souscrire pour cent exemplaires, c’était une nécessité absolue ; et sans les bontés du roi, sans les générosités qui viennent à notre secours, l’entreprise était au rang de tant de projets approuvés et évanouis.
Je vous demande pardon d’une si longue lettre : vous savez que les commentateurs ne finissent point, et souvent ne disent que ce qui est inutile.
Si vous voulez que je dise de bonnes choses, écrivez-moi . »
1 En réimprimant sa lettre dans une brochure (qui sera désignée par le sigle ed2) V* y introduisit quelques corrections qui seront signalées en notes . D'autres part, dans l’édition des Lettres chinoises, indiennes et tartares , à M. Paw, 1776, V* fit imprimer un « Fragment d'une autre lettre de M. de Voltaire à M. d'Olivet » que Beuchot considéra avec raison comme ayant fait originellement partie de la présente lettre ; on l'y a donc réintroduit à la place signalée par Beuchot . Signalons en outre que, dans le Journal encyclopédique , la lettre était précédée de la note suivante : »Tous ceux qui chérissent le nom de Corneille, qui s’intéressent à sa gloire, savent la projet d M ?
. de Voltaire, qui a entrepris de commenter les pièces de ce grand et sublime écrivain:mais ils ignorent l'étendue et la nature du travail qu'il se propose ; la lettre que nous venons de recevoir et que nous nous hâtons de publier, les instruira des vues de l'illustre commentateur . Nous nous conformons au désir de M. l'abbé d'Olivet qui pense que cette lettre ne saurait devenir trop tôt publique ; M. de Voltaire y consent ; elle tiendra lieu d'un programme ne forme, dont on n’aime pas trop l'étalage . On a souvent reproché à notre nation de n'accueillir que des ouvrages frivoles ; c'est une injustice : on va voir avec quel zèle elle encourage une entreprise honorable et utile . Si la république des lettres formait un corps qui pût se réunir, c'est ici une conjecture, où elle devrait convoquer ses états généraux, et nommer les plus distingués de ses membres, pour aller en son nom remercier M. de Voltaire . Quelle reconnaissance ne doit-on pas à son désintéressement ? L'exemple qu'il donne est unique ; il abandonne pour ainsi dire son propre fonds, pour travailler au champ de son voisin et lui donner plus de valeur . Que ceux qui calomnient son cœur, admirent au moins la noblesse d'un procédé si rare . Il est ordinaire que les grands hommes s'étudient, mais ils n'ont pas coutume de se commenter . Dans le nombre presque infini des éditeurs, des commentateurs, des compilateurs, on peut en citer beaucoup qui ont marqué de l'érudition ; quelques uns ont eu de l'esprit ; très peu du goût ; voici le premier qui a du génie, et plus de goût, d'esprit et même d'érudition qu’aucun d'eux . Nous admirerons davantage l'auteur de Rodogune, de Polyeucte, de Cinna, quand nous verrons toutes ses pièces enrichies des commentaires que prépare l'auteur de Mahomet, d'Alzire et de Mérope : ils vont fortifier l'idée que nous nous formons de Corneille, et le rendre, s'il est possible, encore plus grand à nos yeux ; ils feront relire le texte avec plus de plaisir et plus d'utilité . Un tel commentateur, quelque respect qu'il ait pour l'auteur qu'il commente, aurait tort de dire :
Mon génie étonné tremble devant le sien .
Il peut sans crainte , se placer à côté de son original, qui ne s'en plaindra pas, et qui plus éclairé et plus juste que nous, lui cédera peut-être la première place .
Nous regrettons que M. de Voltaire ne pense pas à exécuter une chose dont il nous paraît seul capable, et que nous espérions de voir annoncée dans sa lettre . Il ne se propose qu'un commentaire ; nous souhaiterions qu'il étendit plus loin ses vues, qu'il retouchât toutes les pièces de Corneille qui méritent de rester au théâtre ; il lui couterait peu d'en faire disparaître toutes les taches qui le défigurent . Ce serai mettre le comble à un des plus grands services qui aient jamais été rendus à la littérature française . Les comédiens se feraient un devoir de les jouer dans l'état où il les aurait mises ; ils y trouveraient d'ailleurs leur intérêt ; et le public et Corneille lui-même y gagneraient beaucoup . Rousseau a bien touché Le Cid ; on ne trouverait pas étrange que M. de Voltaire touchât à Rodogune, Héraclius, Horace,etc. Si nos souhaits pouvaient lui faire naitre l'envie d'un si glorieux travail, nous serions en quelque sorte dédommagés de la douleur où nous sommes, de ne pouvoir autrement contribuer à son importante entreprise, si noblement secondée de toutes parts . Mais il est temps d'écouter M. de Voltaire. »
Le souhait formulé dans le dernier paragraphe rejoignait la pensée du duc de La Vallière qui écrivait en juillet 1761 à V* : « … il serait peut-être avantageux que vous lussiez avec attention toutes les pièces de Corneille sans en excepter Mélite, et que vous changeassiez ces vers plats et ridicules qui déshonorent parfois les ouvrages de ce grand homme , … que vous tâchassiez toujours de conserver l'idée de l'auteur, mais que vous ennoblissiez les expressions, et que vous eussiez cependant l'attention de citer au bas de la page les vers que vous avez cru devoir changer tels qu'ils sont dans l'original . Je crois qu'on verrait avec plaisir cette attention de votre part surtout si vous le faites avec grande modestie ... »
2L'ed2 remplace maître par Chancelier .
3L'ed2 ajoute d'une partie .
4 J'en suis venu à user des prérogatives du citadin qui ne sait plus rougir ; Horace, Épîtres, I, ix, ii . Voir sur ce passage l'article « Langues » des Questions sur l'Encyclopédie .
5 Voir le chapitre sur Pétronius dans Le Pyrrhonisme de l'histoire .
6 Ed2 remplace ce début de phrase par : Celui qui dans le moment marqué, arrivait au lieu convenu .
7 On a ici la première attestation du mot impasse, du moins dans l'état actuel des connaissances linguistiques . Voir À messieurs les Parisiens, signé « Jérôme Carré […] demeurant dans l'impasse de saint-Thomas du Louvre ; car j'appelle impasse, messieurs, ce que vous appelez cul-de-sac . Je trouve qu'une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac . »
8 Corneille, Pertharite, III, 1 .
9Racine, Andromaque, III, 7 .
10 Acte. III, sc. I
11 Acte. I, sc. I.
12 Acte. II, sc. V.
13 Acte. I, sc. II.
14 L'Art poétique, III, 242 .
15 Perth., acte II, sc. I.
16 Andr., acte IV, sc. III.
17 Perth., acte II, sc. I.
18 Andr., acte II, sc. II.
19 Du fumier d'Ennius .
20 La Bruyère, Les caractères , « Des ouvrages de l'esprit », LIV.
21 Dans Mithridate de Racine .
22 Corneille, Pompée, IV, 3 .
23 Ibid.
24 Maxime, toi qui remplis toute la taille d'un si grand nom ; Ovide, Pontiques, I, II, 1 .
25 Corneille, Polyeucte, III, 5 .
26 Plutarque, Moralia, IV, 347 .
27 Théodore de Rioupeirous : Hypermnestre, publiée à Paris en 1704, fut sa seule pièce .
28 Nicolas Péchantrès , auteur de Géta, 1687 et de La Mort de Néron, 1703 .
29 C'est un enfant, cet âge est innocent, Lucain , Pharsale, VIII, 450 .
30 Mais en homme qui sait mieux persuader les méchants et connaître les tyrans, Pothin osa condamner Pompée à mort ; Pharsale, VIII, 482-483 .
31 Corneille, Pompée, I, 1 .
32 Crébillon père, Xerxès, IV, 2 ; le passage est cité par V* dans ses notes sur Pompée, I, 1 .
33 Cette lettre que V* fait remonter à 1713 dans son Commentaire historique , a été longtemps considérée comme inventée par V* ; mais le manuscrit olographe daté du 25 septembre 1714 vient d'être exhumé, et son texte confirme les termes de la présente lettre, comme on peut en juger ici : « A monsieur Arouet à Aubervilliers / A Paris le 25 de septembre 1714 / Je suis ravi monsieur de voir qu'à votre âge vous avez le courage d'entreprendre de mettre sur notre théâtre l'Oedipe de Sophocle, qui est la pièce la plus parfaite qui nous reste de l'Antiquité . m. Racine avait résolu de finir par là ses travaux poétiques, et vous voulez commencer par là les vôtres . Ce qui me fait bien espérer de votre entreprise c'est que vous en prévoyez les difficultés . Ce sujet si noble et si simple est fort difficile aujourd’hui à bien manier . Mais par le plan que vous vous faites je vois que vous prenez une route tout opposée à celle de M. Racine . Bien loin d'éviter les intermèdes et le chœur, c’est de là qu'il prétendait tirer les plus grandes beautés, et il les conservait religieusement . Le chœur n'est point ce que vous pensez, il est indispensablement nécessaire à la tragédie, il en est la base et le fondement . M. Racine l'avait bien reconnu à la fin de sa vie, après y avoir été aussi opposé que vous . Ce que j'en ai dit sur la Poétique d'Aristote l'avait fait revenir . Le projet de faire de ce chœur un personnage qui ne paraisse que dans les scènes et à son rang et qui disparaisse à la fin des actes, me paraît sujet à bien des inconvénients . Vous pourrez les sauver, monsieur, mieux qu'un autre à force de talent et de génie, mais encore une fois vous n'y trouverez pas de médiocres difficultés . Il est vrai comme vous le dites que la simplicité du sujet ne paraît pas d'abord pouvoir fournir cette étendue que nous donnons à nos pièces, mais si vous l'examiniez bien au fond vous verriez qu'il fournit une matière très riche à qui saura en profiter . Surtout monsieur, il faut que vous tâchiez de conserver le tragique qui règne dans cette pièce depuis le premier vers jusqu'au dernier . Je vois avec plaisir que vous en êtes frappé, et cela promet que vous le rendrez . Je ne me flatte pas de pouvoir vous servir de guide par tout ce que j'ai dit de cette pièce et par ma traduction . J'ai tâché d'en conserver l'esprit, et je crois l'avoir fait . Du reste votre imagination vous élèvera au-dessus de mon travail . J'ai lu la catastrophe d'Oedipe, elle est fort [heureuse ?]. il y aura peut-être quelque petite expression à retoucher . Continuez, monsieur, je vous y exhorte de tout mon cœur et comptez que par ce coup d'essai vous pouvez nous rendre la véritable tragédie dont nous n'avons encore que l'ombre . Je suis avec une véritable estime, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur . / Dacier »
34 Crébillon père .
35 Sœur du duc de Choiseul, voir : http://favoritesroyales.canalblog.com/archives/2012/10/06/25266183.html
36 Pitt ne répondit à la lettre que Voltaire lui avait écrite qu’au mois de septembre. (Georges .Avenel.)
02:17 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
En effet, bravo à vous, mister James : cette lettre est plutôt longue... mais imaginez notre ami Voltaire (ou son secrétaire Wagnière... mon pépé :)) en train de la rédiger à la plume et peut-être même à la bougie .... :)
Hier, je n'ai pas pu mettre en ligne car j'avais des problèmes de liaison Internet et aujourd'hui aussi, mais, fort heureusement, tout est redevenu normal. Ouf !
Je vous souhaite une bonne fin d'après-midi en espérant qu'il fait moins chaud à Paris qu'à Lyon. :(
Écrit par : Love voltaire | 25/07/2016
Bienvenue au club ! pour moi c'est SFR qui me donne des liaisons escargots, sans raison et trop souvent :-( Que faire alors ? Aller chercher de la fraicheur en bricolant en sous-sol ... en souhaitant barboter avec vous dans le Rhône ;-)
Allez, je reprends la plume ... pour vous éventer
Écrit par : James | 26/07/2016
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