Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/05/2021

Je ne rougis, ni de ce que j'écris, ni de ce que je pense, ni de ce que je fais

... Facile quand on est voltairien .

Les chroniques de Yannick Haenel et Philippe Lançon - Philippe  Sollers/Pileface

 

 

« A Jean-André de Luc 1

A Ferney 11è janvier 1766

En attendant, monsieur, que je sache l'adresse de M. Bertrand, j'ai pris le parti d'écrire à M. de Freudenrich, l'un des seigneurs les plus accrédités de Berne, son ami, son protecteur, et qui m'honore depuis longtemps d'un peu d’amitié .

Je vous envoie la lettre que je lui écris, et je peux vous répondre qu'il sera aussi étonné que moi-même de la singulière imposture que vous m’avez apprise . Ce tissu de calomnies que j'ai ignorées pendant plusieurs années a été, je le vois bien, une des causes des dissensions qui agitent votre République . On a voulu faire accroire que j'avais contribué à faire décréter M. Rousseau à Genève et à le faire chasser de l’État de Berne, tandis que je ne me suis mêlé de ces affaires que pour lui offrir une retraite honorable, que je lui offre encore en pur don pour sa vie . Il eût mieux fait, sans doute de l'accepter, que de fuir d'asile en asile, et de désert en désert, pour aller chez une nation dont il ne pourra jamais parler la langue ; qui se soucie très peu des livres français, et qui au bout de deux jours fait un accueil très médiocre aux étrangers . Il a mal calculé en tout, et le désir d'être singulier ne lui a attiré que des infortunes singulières .

Vous qui avez, monsieur, de la justesse dans l'esprit, et de la justice dans le cœur, je vous fais juge de sa conduite et de la mienne . Je voudrais qu'il fût temps de réparer tant de fautes et tant de malheurs . Si la vérité avait été plus tôt connue, je ne doute pas que M. Rousseau n'eût pris un meilleur ami .

Il paraît par la lettre de M. d'Ivernois que votre infortuné citoyen, aveuglé par ses malheurs et peut-être par une fierté opiniâtre, croit, ou feint de croire que j'ai agi comme lui, ce qui est directement contraire à toute ma conduite, à toutes mes maximes, et surtout à l'intérêt des opinions que je professe hautement .

Ces absurdes calomnies m'ont attiré des injures très grossières , auxquelles je n'ai répondu que par quelques plaisanteries . Mais il faut enfin en oubliant les injures et les railleries, que la vérité s'éclaircisse .

Je vous répéterai toujours que s'il y a dans Genève un seul conseiller à qui j'ai parlé, ou fait parler pour décréter M. Rousseau, je consens de passer pour un scélérat aussi lâche que celui qui a le premier débité cette étrange imposture . Il faut bien que M. d'Ivernois ne soit pas encore pleinement éclairci puisqu'écrivant souvent à M. Rousseau il est le seul de ses amis qui ne soit pas venu chez moi 2. Je vous prie de voir la lettre que je lui ai écrite en réponse à la sienne 3. Ma candeur et mon indignation l'ont dictée , et il doit sentir qu'on n'écrit point ainsi quand on a quelque chose à se reprocher .

Je désirerais fort, monsieur, pouvoir vous entretenir incessamment pour de très fortes raisons, et que vous vinssiez seul . Vous connaissez mes sentiments, et il n'est plus question de compliments entre nous .

V. »

2De fait, d'Ivernois ira finalement chez V* et rapportera les propos de son hôte dans une lettre à J.-J. Rousseau du 1er février 1766 qui constitue un témoignage vivant, reproduit ici, sauf le paragraphe d'introduction :

« J'ai vaincu ma répugnance, j'ai été enfin chez V, je lui ai fait part de la partie de votre lettre qu'il convenait qu'il sût pour bien apprendre à vous connaître, et pour le fortifier dans les intentions où il paraît être de vouloir vous être favorable . Quand je lui eus fait rapport du premier paragraphe et de ce qui termine le second, il porta ses mains sur sa tête, et dit d'un ton qui parut sortir d'un homme à sentiments, Vous m'accablez, monsieur . Hé pourquoi répondis-je ? Il faut, répliqua -t-il, faire revenir ici monsieur Rousseau, faites-lui savoir, qu'il court quelques chiffons de papier où il est question de lui, s'ils lui tombent sous la main, qu'il n'y fasse pas attention, ils étaient écrits avant que je connus ses sentiments . Je répondis : «  Si chacun connaissait comme moi la pureté des intentions de mon ami, et la droiture de son coeur, il aurait certainement moins d'ennemis et surtout dans sa patrie . » Je me servis de votre expression, mais tel fiert qui ne tue pas. « Je suis attaché à M. Rousseau de la manière la plus forte, et je n'ai pu, ni ne puis voir qu'avec peine les personnes qui ont cherché et qui cherchent peut-être encore à lui nuire . Souffrez, monsieur, que je vous fasse quelques questions . N'avez-vous point coopéré aux injustices du gouvernement envers lui ,? n'avez-vous point écrit à quelqu'un à Paris ou ailleurs, que malgré la protection du roi de Prusse, vous trouveriez le moyen de le faire sortir de la comté de Neuchâtel ? n'avez-vous pas correspondu à son sujet avec M. Bertrand de Berne, et enfin, monsieur, n'avez-vous pas cherché à lui nuire par d'autres moyens ? » A chaque question je voyais un homme saisi d'un tel étonnement qui ne caractérisait rien moins qu'un hypocrite . Voici ses réponses .

« « Chacun parle des torts d'autrui, monsieur, personne n'avoue les siens . Vous savez le conte de la poutre et du fétu, il ne faut juger que par les faits, ils sont clairs . Je conserve la lettre que M. R m'écrivit en 1759 dans laquelle il me dit qu'il ne m'aime point, que je corromps sa patrie en donnant des spectacles dans mon château ( qui n’est point dans sa patrie ) . Est-ce là le prix de l'asile que Genève vous a donné ? Cette lettre outrageante et inattendue de la part d'un homme qui faisait des opéras, des comédies, et des romans était d'autant plus déplacée qu’assurément je n'ai pas besoin d'asile . Et quand j'ai bien voulu prendre une maison auprès de Genève pour ma santé, je l'ai payée assez cher , puisque j'en ai donné près de quatre-vingts mille francs à condition qu'on m'en rendrait trente-huit mille quand je voudrais la quitter . M. R a cru apparemment, ou on lui a fait accroire qu'ayant été ainsi offensé par lui, j’avais dû me venger . Il y a eu de l'absurdité à dire que j'avais contribué à faire brûler son Vicaire savoyard et son Contrat social . Le Vicaire savoyard m'a toujours paru un excellent ouvrage et susceptible du sens le plus favorable . J'ai condamné hautement, je condamne et condamnerai toujours ceux qui ont cru flétrir cet ouvrage en le faisant brûler . Il n'y a qu'un scélérat qui puisse dire que j'aie eu la moindre part à la condamnation de M. R . J'aimerais autant qu'on dît que j'ai fait rouer Calas, que de dire que j'ai persécuté un homme de lettres . M. R croyant ou feignait de croire que je lui voulais du mal n'a cessé de m'outrager . Il s'est fait mon délateur dans les Lettres de la montagne en m'accusant d'avoir fait le Sermon des cinquante , ouvrage publiquement connu pour être de La Mettrie . Il est faux et calomnieux que j'aie jamais écrit à Paris ni ailleurs contre M. R, il est également faux que je me suis entretenu de lui avec M. Bertrand de Berne, et ma correspondance avec lui n'a roulé que sur l'histoire naturelle et pour lui procurer la vente de son cabinet ; j'offre de vous mettre sous les yeux toutes les lettres du dit monsieur dans aucune desquelles je défie qu'on trouve le nom de M. R, et je le défie lui d'articuler un seul fait où il ait à se plaindre de moi . Je ne me suis vengé qu'en plaisantant . M. Marc Chappuis est témoin que j'ai offert une maison à M. R . Écrivez-lui, monsieur, que je la lui offre toujours, et que s'il veut je me fais fort auprès des médiateurs de le faire rentrer dans tous ses droits à Genève . J'offre de vous donner cette déclaration signée de ma main, que vous pourrez rendre publique si vous trouvez à propos . Je ne rougis, ni de ce que j'écris, ni de ce que je pense, ni de ce que je fais . »

« Je le remerciai, et lui dis que je vous ferais part de cet entretien . De Luc l'aîné était présent […] / « D'Ivernois

« J'oubliais de vous dire que V m’ajouta : je veux faire imprimer Le Vicaire savoyard dans un recueil d'autres pièces que je me propose de donner au public […].

Genève le 1er février 1766 »

3 Aucune de ces lettres n'est connue, la lettre du 27 novembre 1765 à d'Ivernois en donne un idée : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2021/03/22/si-les-deux-partis-voulaient-communiquer-ensemble-amiablemen-6305043.html

Les commentaires sont fermés.