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11/03/2022

On envoie sa besogne dans son premier enthousiasme, le plus tôt qu’on peut ; ensuite on rabote, on lime, on polit, et on met plus de temps à revoir qu’à faire

... C'est bien vu, c'est tout à fait ce qui se passe à chaque projet de loi en France ; la folie des amendements de l'opposition serait risible si elle n'était pas tragique par les retards produits . Un certain crétinisme ou plus exactement un crétinisme certain semble bien le moteur de ces râleurs par principe . A leur décharge, les législateurs sont trop souvent brouillons . A l'heure où la guerre est proche, réfléchir et faire juste du premier coup est vital .

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

Jeudi, 11è décembre 1766, à onze heures du matin

Cette honnête femme 1 vient d’arriver, et vous croyez bien qu’au nom de mes anges elle n’a pas été mal reçue. Nous avons sur-le-champ envoyé chercher à Genève son petit équipage de voyage ; nous l’avons tirée de l’hôtellerie la plus chère de l’Europe  où elle aurait été ruinée ; nous la logerons et nous aurons bien soin d’elle, jusqu’à ce qu’elle ait gagné son procès, et assurément elle le gagnera. Nous lui fournirons une voiture pour la reconduire en sûreté jusqu’à Dijon. Ce qui nous est recommandé par nos anges n’est-il pas sacré ? Je la reconduirais moi-même, si je pouvais sortir de mon appartement, dont il y a environ un an que je n’ai bougé.

Je n’ai point encore le mémoire pour les Sirven, cette toile de Pénélope qu’on me fait attendre depuis deux ans ; mais j’espère, mes anges, que vous l’aurez ce mois-ci, et que vous en serez satisfaits. Le canevas que je vis l’année passée promettait un excellent ouvrage. Damilaville, qui pense fortement et qui aide un peu notre avocat, me répond que ce mémoire fera un très grand effet. C’est alors que nous vous demanderons que vous embouchiez la trompette du jugement dernier pour effrayer la calomnie et l’injustice.

Un petit mot encore, je vous prie, des Scythes. On envoie sa besogne dans son premier enthousiasme, le plus tôt qu’on peut ; ensuite on rabote, on lime, on polit, et on met plus de temps à revoir qu’à faire. Je n’ai pas cessé un moment de travailler, et je vous avoue que je trouve cette pièce très neuve et très intéressante, écrite d’un bout à l’autre avec ce style de vérité qui est celui de la nature et qui dédaigne tous les ornements étrangers. Souvenez-vous que celle-là fera du bien aux comédiens, quand ils auront des acteurs et des actrices ; je vous en donne ma parole d’honneur .

Je suis dans le secret de La Harpe ; mais je ne lui dis pas mon secret. J’ai quelque honte de faire une tragédie à mon âge et de devenir l’émule de mon disciple. Cependant il faudra bien qu’à la fin je me confie à lui, comme il se confie à moi. Je lui rends toutes les sévérités dont vous m’accablez, je ne lui passe rien, et j’espère qu’à Pâques il vous donnera une tragédie très bonne. Vous voyez que je ne suis pas inutile au tripot, quoique je m’occupe quelquefois de choses plus sérieuses.

Avez-vous vu la pièce de M. de Chabanon 2 ? Je voudrais que tout le monde fît des tragédies, comme le père Lemoine voulait que tout le monde dît la messe.

Mon Dieu, que nous allons parler de vous avec votre ambassadrice !

Toute ma petite famille est à vos pieds.

Je vous envoie la lettre de M. Jeannel, que je reçois dans le moment . M. le duc de Praslin verra que la personne entre les mains de laquelle le paquet est tombé ne le rendra point, et qu’il fait cas de l’ouvrage. Il est ridicule d’ailleurs, que ce petit livre ne soit pas plus connu ; il ne peut faire que du bien.

Je fais mes compliments à Lejeune ; mais comme il orthographie très mal mon nom, je le prie de ne l’écrire jamais, ni de le prononcer, et surtout quand il écrira à Mme sa femme. Il faut être discret sur les affaires de famille, sans quoi il me serait absolument impossible de lui rendre service. »

1Cette « honnête femme », épouse du libraire parisien Lejeune est en réalité venue en Suisse pour organiser une opération de contrebande de livres prohibés ; elle se fait passer à cet effet pour la femme d'un domestique des d'Argental qui lui accordaient cette couverture . Voir lettre du 23 décembre 1766 à d'Argental : « Cette femme que vous m'avez recommandée fait un petit commerce de livres avec les libraires de Paris .[...] Les commis ont visité ses malles, ils y ont trouvé des imprimés, ils ont saisi les malles, la voiture, les chevaux .  […] Elle a pris la fuite […]. On ne sait où elle est [...]», et lettre du 27 décembre 1766 à d'Argental : « Elle m'a dit qu'elle est la sœur de ce célèbre capitaine Thurot qui est mort si glorieusement au service du roi . Quelle destinée pour la sœur d'un si brave homme ! ».

Voir la remarquable chronique de cet événement : « Voltaire contrebandier » : http://www.leschroniquesdemichelb.com/2010/10/voltaire-contrebandier-1ere-partie.html

et : http://www.leschroniquesdemichelb.com/2010/10/voltaire-contrebandier-2eme-partie.html

et : http://www.leschroniquesdemichelb.com/2010/10/voltaire-contrebandier-3eme-partie_07.html

et : http://www.leschroniquesdemichelb.com/2010/10/voltaire-contrebandier-4eme-partie.html

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