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08/12/2022

il arrive que les compagnies disent et font de plus énormes sottises que les particuliers ; c’est peut-être parce qu’un particulier a tout à craindre, et que les compagnies ne craignent rien, chaque membre rejette le blâme sur son confrère

... Par "compagnie", il faut, de nos jours, lire "partis politiques", et V* a encore vu juste . Toute règle ayant ses exceptions, on peut aisément trouver un certain nombre de politicard.e.s parfaitement imbéciles au détriment de leur parti , et leur race n'est pas près de s'éteindre .

 

 

« A Marie de Vichy de Chamrond ; marquise Du Deffand

18 Mai 1767 

Il y a plus de six semaines, madame, que je suis toujours prêt à vous écrire, à m’informer de votre santé, à vous demander comment vous supportez la vie, vous et M. le président Hénault, et à m’entretenir avec vous sur toutes les illusions de ce monde , mais je me suis trouvé exposé à tous les fléaux de la guerre, et à celui de trente pieds de neige dont j’ai été longtemps environné : les neiges et les glaces me privent tous les ans de la vue pendant quatre mois ; j’ai l’honneur d’être alors, comme vous savez, votre confrère des Quinze-Vingts ; mais les quinze-vingts ne souffrent pas, et j’éprouve des douleurs très cuisantes. Je renais au printemps, et je passe de la Sibérie à Naples, sans changer de lieu : voilà ma destinée ; pardonnez-moi si j’ai passé tant de temps sans vous écrire . Vous savez que je vous aimerai toujours. Vous me direz : « Montrez-moi votre foi par vos œuvres 1; on écrit, quand on aime. » Cela est vrai ; mais, pour écrire des choses agréables, il faut que l’âme et le corps soient à leur aise, et j’en ai été bien loin. Vous me mandez que vous vous ennuyez, et moi je vous réponds que j’enrage. Voilà les deux pivots de la vie, de l’insipidité ou du trouble.

Quand je vous dis que j’enrage, cela est un peu exagéré ; cela veut dire seulement que j’ai de quoi enrager. Les troubles de Genève ont dérangé tous mes plans ; j’ai été exposé, pendant quelque temps à la famine ; il ne m’a manqué que la peste ; mais les fluxions sur les yeux m’en ont tenu lieu. Je me dépique actuellement en jouant la comédie. Je joue assez bien le rôle de vieillard, et cela d’après nature et je dicte ma lettre en essayant mon habit de théâtre.

Vous vous êtes fait lire sans doute le quinzième chapitre de Bélisaire ; c’est le meilleur de tout l’ouvrage, ou je m’y connais bien mal. Mais n’avez-vous pas été étonnée de la décision de la Sorbonne, qui condamne cette proposition : « La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire point les hommes par les flammes des bûchers ? » Si la Sorbonne a raison, les bourreaux seront donc les seuls apôtres. Je ne conçois pas comment on peut hasarder quelque chose d’aussi sot et d’aussi abominable. Je ne sais comment il arrive que les compagnies disent et font de plus énormes sottises que les particuliers ; c’est peut-être parce qu’un particulier a tout à craindre, et que les compagnies ne craignent rien, chaque membre rejette le blâme sur son confrère.

A propos de sottises, je vous ferai présenter très humblement de ma part ma sottise des Scythes, dont on fait une nouvelle édition, et je vous prierai d’en juger, pourvu que vous vous la fassiez lire par quelqu’un qui sache lire des vers ; c’est un talent aussi rare que celui d’en faire de bons.

De toutes les sottises énormes que j’ai vu 2 dans ma vie, je n’en connais point de plus grande que celle des jésuites. Ils passaient pour de fins politiques, et ils ont trouvé le secret de se faire chasser déjà de trois royaumes 3, en attendant mieux. Vous voyez qu’ils étaient bien loin de mériter leur réputation.

Il y a une femme qui s’en fait une bien grande ; c’est la Sémiramis du Nord, qui fait marcher cinquante mille hommes en Pologne, pour établir la tolérance et la liberté de conscience. C’est une chose unique dans l’histoire de ce monde, et je vous réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d’être un peu dans ses bonnes grâces ; je suis son chevalier envers et contre tous. Je sais bien qu’on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari 4 ; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas ; et d’ailleurs il n’est pas mal qu’on ait une faute à réparer, cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l’estime et à l’admiration, et assurément son vilain mari n’aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours.

Il me prend envie, madame, pour vous désennuyer de vous envoyer un petit ouvrage concernant Catherine 5, et Dieu veuille qu’il ne vous ennuie pas ! Je m’imagine que les femmes ne sont pas fâchées qu’on loue leur espèce, et qu’on les croie capables de grandes choses. Vous saurez d’ailleurs qu’elle va faire le tour de son vaste empire ; elle m’a promis de m’écrire des extrémités de l’Asie ; cela forme un beau spectacle.

Il y a loin de l’impératrice de Russie à nos dames du Marais, qui font des visites de quartier. J’aime tout ce qui est grand, et je suis fâché que nos Velches soient si petits. Nous avons pourtant encore un prodigieux avantage : c’est qu’on parle français à Astrakan et qu’il y a des professeurs en langue française à Moscou. Je trouve cela plus honorable encore que d’avoir chassé les jésuites. C’est une belle époque sans doute que l’expulsion de ces renards ; mais convenez que Catherine a fait cent fois plus en réduisant tout le clergé de son empire à être uniquement à ses gages.

Adieu, madame ; si j’étais à Paris, je préférerais votre société à tout ce qui se fait en Europe et en Asie.

V.»

2 Comme souvent, le participe non final de groupe n'est pas accordé .

3 Portugal, puis France et puis Espagne.

4 Pierre III qu’elle avait fait tuer. Comme Mme Du Deffand fait part à Walpole de la lettre de V*, celui-ci répond le 30 mai 1767 : « Voltaire me fait horreur avec sa Catherine . Le beau sujet de badinage que l'assassinat d'un mari et l'usurpation de son trône ! Il n'est pas mal, dit-on, qu'on ait une faute à réparer . Eh ! Comment répare-t-on un meurtre ? Est-ce en retenant des poètes à ses gages ? En payant des historiens mercenaires et en soudoyant des philosophes ridicules à mille lieues de son pays ? Ces sont ces âmes viles qui chantent un Auguste et se taisent sur ses proscriptions ; l'ambition fait commettre des crimes, et l'avarice les canonise. »

5 La Lettre sur les Panégyriques, dont plus de la moitié lui est consacrée .

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