26/10/2023
Est-il possible que nous ne ferons du bien que dans les pays étrangers !
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« A Jean Le Rond d'Alembert à Ferney
6è mars 1768
Jugez, mon très cher philosophe, si j’ai envie de faire du tort à M. de La Harpe, et si j'ai mérité qu'il m'en fît . J'écrivis à monsieur le contrôleur général pour les affaires du pays de Gex au commencement du mois d'août . Je pris cette occasion pour le prier d'accorder à M. de La harpe la moitié d'une ancienne pension que j'ai, et dont je n’avais point sollicité le paiement depuis le commencement de la guerre, et même depuis la paix . Monsieur le contrôleur général me répondit sur les affaires du pays, et non sur M. de La Harpe ; mais il dit à M. de Boullongne 1 qu'il lui ferait accorder une gratification . M. de Boullongne me le manda par sa lettre du 14 août, et j'en ai toujours gardé le secret à M. de La Harpe jusqu'au jour de son départ .
Il sait qu'en envoyant à M. le duc de Choiseul son éloge de Charles V, je lui représentai le mérite et le peu de fortune de l'auteur . Il sait que sur-le-champ M. le duc de Choiseul eut la générosité de lui donner une pension . Je suis toujours dans la même résolution par rapport à la pension sur le roi que je voulais lui faire partager . Le fond de mon amitié pour lui n'a point été altéré par les violents chagrins qu'il m'a causés .
Tronchin, procureur général de la petite république ma voisine, fut assailli hier soir à la porte de sa maison par plus de cinq cents personnes, dont plus de la moitié criait qu'il fallait le mettre en pièces . Les commissaires du peuple eurent beaucoup de mal à le tirer de leurs mains, et le firent garder toute la nuit par cinquante bourgeois 2 . Il n'y a plus là de plaisanterie . Voyez combien il est cruel que le chant où il est question des Tronchins très mal voulus à Genève paraisse pendant des mouvements si violents .
Si M. de La Harpe avait eu assez d'amitié pour moi pour m'avouer , au moins dans son premier voyage à Paris qu'il avait emporté ce manuscrit de ma maison, qu'il vous l'avait donné à vous, à M. de Rochefort, à M. Dupuits et à une autre personne, il aurait prévenu le désagrément que j'éprouve . Je l'aurais conjuré de prier ceux à qui il avait donné cette plaisanterie devenue si dangereuse, de n'en point donner de copie . Ces balivernes sont d'ailleurs fort insipides pour Paris qui ne se soucie point du tout de Genève , et très désagréables pour moi dans le pays que j’habite . Mais M. de La Harpe, au lieu de réparer le mal qu'il m'avait fait, m’écrivit de sa chambre à la mienne une lettre fort dure dans laquelle il m'insultait sans se justifier . Je ne lui ait fait à son départ aucun reproche ni sur ses procédés envers moi, ni sur sa lettre . Voilà où nous en sommes .
Je l'avais chargé en partant d'un paquet pour vous dans lequel il y avait une partie des choses que vous demandiez, et une lettre pour vous dans laquelle je vous rendais un compte succinct de cette aventure, et que je vous priais même de lui montrer .
Je suppose que vous avez reçu le tout et que vous en aurez fait l'usage que vous aurez cru convenable .
Je vous réitère encore que j’oublie entièrement cette petite imprudence de M. de La Harpe qui m'a été si préjudiciable ; que je lui rendrai tous les services qui dépendront de moi ; que ma grande passion est que tous ceux qui cultivent les beaux-arts avec succès soient tous unis, et qu'il faut oublier tous le sujets de plainte en faveur de la vérité et du bon goût dont ils doivent être les soutiens . Est-il possible que nous ne ferons du bien que dans les pays étrangers !
Je vous embrasse avec douleur, et avec la plus vive amitié .
V. »
2Pendant quelque temps les Tronchins se sont abstenus de remplir leurs charges officielles . Une élection de nouveaux syndics ayant été fixée au 5 mars, un mouvement de protestation populaire prit presque des dimensions d'émeute . Jean Robert Tronchin se trouva même en danger de mort et n'échappa qu'avec peine à la populace .Voir : pièce 19: journal relatant les événements du 5 mars et du 6 mars 1768, soit la décision des syndics, Petit et Grand Conseil de renvoyer à huitaine le Conseil général pour procéder à l'élection des syndics, suivi des "Propositions remises à Messieurs les sindics le 5 mars 1768 [...]". 3 f. : https://archives.bge-geneve.ch/archive/fonds/tronchin_141_397
Sur les réactions de V*, voir lettre du 6 mars 1768 à Jacob Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2023/10/26/c...
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