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24/02/2024

Those gracious kings are all a pack of rogues

... Je ne vise pas ici les rois couronnés, mais les détestables rois auto-proclamés de la finance , de l'industrie , du commerce, brasseurs de milliards aux mains sales . S'y ajoutent une foultitude de chefs d'Etats de l'acabit d'un Poutine . Lie de l'humanité  qui nous empoisonne .

 

 

« A Horace Walpole

Du château de Ferney pays de Gex, par Versoix et Lyon

15 juillet 1768 1

Monsieur,

Il y a quarante ans que je n’ose plus parler anglais, et vous parlez notre langue très bien. J’ai vu des lettres de vous, écrites comme vous pensez. D’ailleurs mon âge et mes maladies ne me permettent pas d’écrire de ma main. Vous aurez donc mes remerciements dans ma langue.

Je viens de lire la préface de votre Histoire de Richard III 2, elle me paraît trop courte. Quand on a si visiblement raison, et qu’on joint à ses connaissances une philosophie si ferme et un style si mâle, je voudrais qu’on me parlât plus longtemps. Votre père était un grand ministre et un bon orateur, mais je doute qu’il eût pu écrire comme vous. Vous ne devez pas dire : Quia pater major me est 3.

J’ai toujours pensé comme vous , monsieur, qu’il faut se défier de toutes les histoires anciennes. Fontenelle, le seul homme du siècle de Louis XIV qui fut à la fois poète, philosophe et savant, disait qu’elles étaient des fables convenues ; et il faut avouer que Rollin a trop compilé de chimères et de contradictions.

Après avoir lu la préface de votre histoire, j’ai lu celle de votre roman 4. Vous vous y moquez un peu de moi : les Français entendent raillerie ; mais je vais vous répondre sérieusement.

Vous avez presque fait accroire à votre nation que je méprise Shakespeare. Je suis le premier qui aie fait connaître Shakespeare aux Français ; j’en ai traduit des passages, il y a quarante ans 5, ainsi que de Milton, de Waller, de Rochester, de Driden, et de Pope. Je peux vous assurer qu’avant moi presque personne en France ne connaissait la poésie anglaise ; à peine avait-on même entendu parler de Locke. J’ai été persécuté pendant trente ans par une nuée de fanatiques, pour avoir dit que Locke est l’Hercule de la métaphysique, qui a posé les bornes de l’esprit humain 6.

Ma destinée a encore voulu que je fusse le premier qui aie expliqué à mes concitoyens les découvertes du grand Neuton, que quelques sots parmi nous appellent encore des systèmes. J’ai été votre apôtre et votre martyr . En vérité il n’est pas juste que les Anglais se plaignent de moi.

J’avais dit, il y a très longtemps, que si Shakespeare était venu dans le siècle d’Addison, il aurait joint à son génie l’élégance et la pureté qui rendent Addison recommandable. J’avais dit que son génie était à lui, et que ses fautes étaient à son siècle 7Il est précisément, à mon avis, comme le Lopez de Vega des Espagnols, et comme le Calderon. C’est une belle nature, mais sauvage ; nulle régularité nulle bienséance, nul art ; de la bassesse avec de la grandeur, de la bouffonnerie avec du terrible : c’est le chaos de la tragédie, dans lequel il y a cent traits de lumière.

Les Italiens, qui restaurèrent la tragédie un siècle avant les Anglais et les Espagnols, ne sont point tombés dans ce défaut  ils ont mieux imité les Grecs. Il n’y a point de bouffons dans l’Œdipe et dans l’Electre de Sophocle. Je soupçonne fort que cette grossièreté eut son origine dans nos fous de cour. Nous étions un peu barbares tous tant que nous sommes en deçà des Alpes. Chaque prince avait son fou en titre d’office. Des rois ignorants, élevés par des ignorants ne pouvaient connaître les plaisirs nobles de l’esprit : ils dégradèrent la nature humaine au point de payer des gens pour leur dire des sottises. De là vint notre Mère sotte 8; et avant Molière, il y avait un fou de cour dans presque toutes les comédies . Cette mode est abominable.

J’ai dit, il est vrai, monsieur, ainsi que vous le rapportez, qu’il y a des comédies sérieuses, telles que Le Misanthrope, qui sont des chefs-d’œuvre ; qu’il y en a de très plaisantes, comme George Dandin ; que la plaisanterie, le sérieux, l’attendrissement, peuvent très bien s’accorder dans la même comédie J’ai dit que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux 9. Oui, monsieur ; mais la grossièreté n’est point un genre. Il y a beaucoup de logements dans la maison de mon père 10; mais je n’ai pas prétendu qu’il fût honnête de loger dans la même chambre Charles-Quint et don Japhet d’Arménie, Auguste et un matelot ivre, Marc-Aurèle et un bouffon des rues. Il me semble qu’Horace pensait ainsi dans le plus beau des siècles : consultez son Art poétique ; toute l’Europe éclairée pense de même aujourd’hui ; et les Espagnols commencent à se défaire à la fois du mauvais goût comme de l’Inquisition ; car le bon esprit proscrit également l’un et l’autre.

Vous sentez si bien, monsieur, à quel point le trivial et le bas défigurent la tragédie, que vous reprochez à Racine de faire dire à Anthiocus, dans Bérénice :

De son appartement cette porte est prochaine,

Et cette autre conduit dans celui de la reine.11

Ce ne sont pas là certainement des vers héroïques  mais ayez la bonté d’observer qu’ils sont dans une scène d’exposition, laquelle doit être simple. Ce n’est pas là une beauté de poésie, mais c’est une beauté d’exactitude qui fixe le lieu de la scène, qui met tout d’un coup le spectateur au fait et qui l’avertit que tous les personnages paraîtront dans ce cabinet, qui est commun aux autres appartements  sans quoi il ne serait point du tout vraisemblable que Titus, Bérénice et Antiochus parlassent toujours dans la même chambre.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué 12, dit le sage Despréaux, l’oracle du bon goût, dans son art poétique, égal pour le moins à celui d’Horace. Notre excellent Racine n’a presque jamais manqué à cette règle ; et c’est une chose digne d’admiration qu’Athalie paraisse dans le temple des Juifs et dans la même place où l’on a vu le grand-prêtre, sans choquer en rien la vraisemblance.

Vous pardonnerez encore plus, monsieur, à l’illustre Racine, quand vous vous souviendrez que la pièce de Bérénice était en quelque façon l’histoire de Louis XIV et de votre princesse anglaise, sœur de Charles II . Ils logeaient tous deux de plain-pied à Saint-Germain, et un salon séparait leurs appartements 13.

Vous n’observez, vous autres libres Bretons, ni unité de lieu, ni unité de temps, ni unité d’action. En vérité, vous n’en faites pas mieux, la vraisemblance doit être comptée pour quelque chose. L’art en devient plus difficile, et les difficultés vaincues donnent en tout genre du plaisir et de la gloire.

Permettez-moi, monsieur, tout Anglais que vous êtes, de prendre un peu le parti de ma nation. Je lui dis si souvent ses vérités, qu’il est bien juste que je la caresse quand je crois qu’elle a raison. Oui, monsieur, j’ai cru, je crois, et je croirai que Paris est très supérieur à Athènes en fait de tragédies et de comédies. Molière, et même Regnard, me paraissent l’emporter sur Aristophane, autant que Démosthène l’emporte sur nos avocats. Je vous dirai hardiment que toutes les tragédies grecques me paraissent des ouvrages d’écoliers, en comparaison des sublimes scènes de Corneille, et des parfaites tragédies de Racine. C’est ainsi que pensait Boileau lui-même tout admirateur des anciens qu’il était. Il n’a fait nulle difficulté d’écrire au bas du portrait de Racine que ce grand homme avait surpassé Euripide, et balancé Corneille 14.

Oui, je crois démontré qu’il y a beaucoup plus d’hommes de goût à Paris que dans Athènes. Parce qu'il y a plus de trente mille âmes à Paris uniquement occupées des beaux-arts, et qu'Athènes n’en avait pas dix mille ; parce que le bas peuple d’Athènes entrait au spectacle, et qu'il n' entre point chez nous ; parce que ceux qui parmi nous jugent des beaux arts n'ont guère que cette occupation ; parce que notre commerce continuel avec les femmes a mis dans nos sentiments beaucoup plus de délicatesse, plus de bienséance dans nos mœurs, et plus de finesse dans notre goût. Laissez-nous notre théâtre, laissez aux Italiens leur favole boscarecie 15; vous êtes assez riches d’ailleurs.

De très mauvaises pièces, il est vrai, ridiculement intriguées, barbarement écrites, ont pendant quelque temps à Paris des succès prodigieux, soutenus par la cabale, l’esprit de parti, la mode, la protection passagère de quelques personnes accréditées ;  mais en très peu d'années l'illusion se dissipe, les cabales passent, et la vérité reste.

Permettez-moi de vous dire encore un mot sur la rime que vous nous reprochez. Presque toutes les pièces de Driden sont rimées, c’est une difficulté de plus. Les vers qu’on retient de lui, et que tout le monde cite, sont rimés : et je soutiens encore que Cinna, Athalie, Phèdre, Iphigénie, étant rimées, quiconque voudrait secouer ce joug, en France, serait regardé comme un artiste faible qui n’aurait pas la force de le porter.

En qualité de vieillard, il faut que je vous dise une anecdote. Je demandais un jour à Pope pourquoi Milton n’avait pas rimé son poème, dans le temps que les autres poètes rimaient leurs poèmes à l’imitation des Italiens ; il me répondit : Because he could not 16.

Je vous ai dit, monsieur, tout ce que j’avais sur le cœur. J’avoue que j’ai fait une grosse faute, en ne faisant pas attention que le comte Leicester s’était d’abord appelé Dudley 17 ; mais, si vous avez la fantaisie d’entrer dans la chambre des pairs et de changer de nom, je me souviendrai toujours du nom de Walpole avec l’estime la plus respectueuse.

Avant le départ de ma lettre, j’ai eu le temps, monsieur, de lire votre Richard III. Vous seriez un excellent attorney général ; vous pesez toutes les probabilités ; mais il paraît que vous avez une inclination secrète pour ce bossu. Vous voulez qu’il ait été beau garçon, et même galant homme. Le bénédictin Calmet a fait une dissertation pour prouver que Jésus-Christ avait un fort beau visage. Je veux croire avec vous que Richard III n’était ni si laid ni si méchant qu’on le dit ; mais je n’aurais pas voulu avoir affaire à lui. Votre rose blanche et votre rose rouge avaient de terribles épines pour la nation.

 Those gracious kings are all a pack of rogues 18.

En vérité, en lisant l’histoire des York, des Lancastre, et de bien d’autres, on croit lire l’histoire des voleurs de grands chemins. Pour votre Henri VII, il n’était que coupeur de bourses .

 Be a minister or an anti-minister, a lord or a philosopher ; I will be with an equal respect Sr yr most humb. obt sert

Voltaire.

Be so kind as to tell me frankely if Jumonville was assassinated near the river called Oyo 19. »

1 Il existe deux manuscrits importants de cette lettre, une copie par Wagnière et une autre par Horace Walpole . Deux éditions doivent être considérées parce que V* y a eu part : « Lettre de M ; de Voltaire à M. Horace Walpole », Mercure de France, mai 1769, p. 134-143 ; Commentaire historique, p. 199-209 . Les deux manuscrits sont pratiquement identique et dérivent manifestement de l'original ; à la différence de M. Besterman, nous avons ordinairement préféré les leçons de la copie Wagnière à celles de la copie Walpole qui résultent d'inadvertances . La première édition présente des suppressions ; la seconde dont le texte a été suivi par les éditions ultérieures, quelques additions et corrections , avec quelques menues suppressions . Les leçons des éditions sont présentées en variantes : voir édition 2 : http://www.monsieurdevoltaire.com/2015/07/correspondance-annee-1768-partie-22.html

3 Évangile de Jean, XIV, 18 ; Mon père est plus grand que moi . Cette phrase est supprimée dans les éditions .

5 Voyez les Lettres philosophiques. (G.Avenel.)

6V* a dit en effet cela à diverses reprises, notamment dans les notes du Poème sur la loi naturelle . Voir : https://athena.unige.ch/athena/voltaire/voltaire-poeme-su....

7Cela a été dit par V* dans les notes de La mort de Jules César . Voir : https://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/VOLTAIRE_MORTDECESAR.xml

8Personnage de l'ancienne farce française ; voir par exemple Pierre Gringoire : Le Jeu et Sotie du prince des sots, 1511 . Voir : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70260t

9 Préface de l’Enfant prodigue. (G.A.)

12L'Art poétique, III, 38 .

13 L'édition 2 continue par : «  

Je remarquerai en passant que Racine fit jouer sur le théâtre les amours de Louis XIV avec sa belle-sœur, et que ce monarque lui en sut très bon gré : un sot tyran aurait pu le punir. Je remarquerai encore que cette Bérénice si tendre, si délicate, si désintéressée, à qui Racine prétend que Titus devait toutes ses vertus, et qui fut sur le point d’être impératrice, n’était qu’une Juive insolente et débauchée, qui couchait publiquement avec son frère Agrippa second. Juvénal l’appelle barbare incestueuse. J’observe, en troisième lieu, qu’elle avait quarante-quatre ans quand Titus la renvoya. Ma quatrième remarque, c’est qu’il est parlé de cette maîtresse juive de Titus dans les Actes des Apôtres. Elle était encore jeune lorsqu’elle vint, selon l’auteur des Actes, voir le gouverneur de Judée Festus, et lorsque Paul, étant accusé d’avoir souillé le temple, se défendait en soutenant qu’il était toujours bon pharisien. Mais laissons là le pharisianisme de Paul et les galanteries de Bérénice. Revenons aux règles du théâtre, qui sont plus intéressantes pour les gens de lettres. »

14C'est à peu près ce que dit en effet le dernier vers du quatrain en question :

15 C'est à dire leurs pastorales .

16 Parce qu'il ne pouvait pas (en était incapable ) /

17 Cette erreur ne fut pas corrigée au chapitre CLXIV de l'Essai sur les mœurs . Voir : page 473 https://fr.wikisource.org/wiki/Essai_sur_les_m%C5%93urs/Chapitre_164

18 Citation non identifiée : Ces gracieuses majestés étaient un ramassis de coquins.

19 Traduction de cette fin , omise dans les éditions : Que vous soyez ministre ou anti-ministre, lord ou philosophe, je serai avec un égal respect, monsieur,votre très humble et très obéissant serviteur , Voltaire .

Soyez assez bon pour me dire franchement si Jumonville a été assassiné près de la rivière nommée Ohio.

Walpole se dérobera devant la question de V* même ainsi réitérée .

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