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14/08/2015

nous ne nous soucions pas que nos laboureurs et nos manœuvres soient éclairés , mais nous voulons que les gens du monde le soient, et ils le seront ; c'est le plus grand bien que nous puissions faire à la société , c’est le seul moyen d'adoucir les mœurs

... Je crains bien que nos laboureurs et nos manoeuvres du XXIè siècle ne soient pas autant que nécessaire instruits à l'égal des gens du monde (lesquels ne sont pas pour autant des exemples de vertu à favoriser).

Egalité d'instruction : voir les statistiques : https://fr.statista.com/statistiques/618963/avis-ecoles-publiques-garantie-egalite-des-chances-france/

 

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 14/8/2015

 

 

« A Claude-Adrien Helvétius

13 août [1760

J'ai lu deux fois votre lettre, mon cher philosophe, avec une extrême sensibilité, c'est ma destinée de relire ce que vous écrivez . Mandez-moi, je vous prie, le nom du libraire qui a imprimé votre ouvrage en anglais, et comment il est intitulé 1; car le mot d'esprit qui est équivoque chez nous et qui peut signifier l'âme, l'entendement, n'a pas ce sens louche dans la langue anglaise . Wit, signifie esprit dans le sens où nous le disons, avoir de l'esprit ; et understanding, signifie Esprit, dans le sens que vous l'entendez .

Certainement votre livre ne vous eût point attiré d'ennemis en Angleterre ; il n'y a ni fanatiques, ni hypocrites dans ce pays-là ; les Anglais n'ont que des philosophes qui nous instruisent, et des marins qui nous donnent sur les oreilles . Si nous n'avons point de marins en France, nous commençons à avoir des philosophes, leur nombre augmente par la persécution même ; ils n'ont qu’à être sages, et surtout être unis . Comptez qu'ils triompheront ; les sots redouteront leur mépris, les gens d'esprit seront leurs disciples , la lumière se répandra en France comme en Angleterre, en Prusse, en Hollande, en Suisse, en Italie même ; oui en Italie . Vous serez édifié de la multitude des philosophes qui s'élève sourdement dans le pays de la superstition : nous ne nous soucions pas que nos laboureurs et nos manœuvres soient éclairés , mais nous voulons que les gens du monde le soient, et ils le seront ; c'est le plus grand bien que nous puissions faire à la société , c’est le seul moyen d'adoucir les mœurs que la superstition rend toujours atroces .

Je ne me console point que vous ayez donné votre livre sous votre nom, mais il faut partir d'où l'on est .

Comptez que la grande dame 2 a lu les choses comme elles sont imprimées, qu'elle n'a point lu le mot abominable, et qu'elle a lu le repentir du grand Fénelon 3. Soyez sûr encore que ce mot a fait un très bon effet ; soyez sûr que je suis très instruit de ce qui se passe .

Je n'ai lu dans Palissot aucune critique des propositions dont vous me parlez ; il faut que ces critiques malhonnêtes soient dans quelques feuilles, ou suppléments de feuilles qui ne me sont pas encore parvenus .

Vous pouvez m'écrire, mon cher philosophe, très hardiment . Le roi doit savoir que les philosophes aiment sa personne et sa couronne, qu'ils ne formeront jamais de cabale contre lui, que le petit-fils de Henri IV leur est cher, et que les Damiens n'ont jamais écouté des discours affreux dans nos antichambres . Nous donnerions tous la moitié de nos biens pour fournir au roi des flottes contre l’Angleterre ; je ne sais si ses tuteurs 4 en feraient autant . Pour moi je défriche des terres abandonnées, je dessèche des marais, je bâtis une église, je soulage comme vous les pauvres, et je dis hardiment par la poste que le discours de maître Joly de Fleury 5 est un très mauvais discours . Je prends tout le reste fort gaiement et j'ai un peu les rieurs de mon côté .

J'ai trouvé de très beaux vers dans le poème 6 que vous m'avez envoyé ; je souhaite passionnément d'avoir tout l'ouvrage, adressez-le à M. Le Normant, ou à quelque autre contresigneur 7; vivez , pensez, écrivez librement parce que la liberté est un don de Dieu, et n'est point licence .

Il y a des choses que tout le monde sait, et qu'il ne faut jamais dire, à moins qu'on ne les dise en plaisantant ; il est permis à La Fontaine, de dire que cocuage n'est point un mal 8 mais il n'est pas permis à un philosophe de démontrer qu'il est du droit naturel de coucher avec la femme de son prochain 9. Il en est ainsi, ne vous déplaise, de quelques petites propositions de votre livre ; l'auteur de la fable des abeilles 10 vous a induit dans le piège .

Au reste il ne faut jamais rien donner sous son nom ; je n'ai pas même fait La Pucelle ; Me Joly de Fleury aura beau faire un réquisitoire je lui dirai qu'il est un calomniateur, que c'est lui qui a fait La Pucelle, qu'il veut méchamment mettre sur mon compte . Adieu, mon cher philosophe, je vous salue en Platon, en Confucius, vous, madame votre femme, vos enfants ; élevez-les dans la crainte de Dieu, dans l'amour du roi, et dans l'horreur des fanatiques qui n'aiment ni Dieu , ni le roi, ni les philosophes .

V. »

1 De l'esprit, or essay on the mind, traduit par William Mudford, 1759 .

2 Mme de Pompadour .

3 Allusion aux rétractations successives d'Helvétius .

4 Le parlement .

6 Le Bonheur, publié en 1772 pour la première fois .

7 Voir lettre du 8 août 1760 à Thieriot ; sur le mot, voir lettre du 30 mars 1758 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/07/26/temp-9fc40c98b67ed5cd4ca208a0a4d2043a-5129937.html

8 Ce que dit La Fontaine dans « La Coupe enchantée », Contes, III ; iv, 45

9 Proposition d'Helvétius dans De l'Esprit, II, 4 . Sous cette forme apparemment plaisante, V* marque nettement son refus de toute théorie contraire au droit de propriété .

10 Mandeville ; Mme du Châtelet avait traduit cet ouvrage à Cirey .

13/08/2015

Ce n'est point, monsieur, la foule des ridicules de Paris qui m'a privé quelque temps de l'honneur de vous écrire

... ni à vous madame .

Free est le coupable de ce retard, car libre il est de trainer à faire les connections et nous libres de payer pour un service boiteux .

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 13/8/2015

 

 

« A David-Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches

Major des Gardes d'Orange, etc.

à Lausanne 1

Aux Délices 13 août 1760

Ce n'est point, monsieur, la foule des ridicules de Paris qui m'a privé quelque temps de l'honneur de vous écrire ; c'est le fardeau des travaux de la campagne, et celui d'une mauvaise santé .

J'ignore s'il est vrai que les Hessois aient déclaré au prince de Brunsvick que s'il abandonnait Cassel, ils l'abandonneraient à leur tour 2. Supposé qu'ils tiennent leur parole, la guerre sera bientôt finie en Allemagne car il ne parait pas que le roi de Prusse puisse résister, les Autrichiens prétendent qu'ils le tiennent cette fois-ci, il n'y a qu'un coup de désespoir qui puisse déranger leurs mesures, l'enceinte est formée pour faire tomber le Lion du Nord dans leurs filets ; celui qui était né pour être le plus heureux homme de la terre, deviendra le plus malheureux, les disgrâces de Charles XII ne l'ont pas instruit, et les siennes n'instruiront personne . Je me flatte que nous en raisonnerons bientôt ensemble ; on nous fait espérer que vous viendrez dans notre voisinage .

Apportez donc vos habits de théâtre, car M. le duc de Villars apporte les siens . Adieu, monsieur, mille respects à toute votre aimable famille ; et conservez-moi vos bontés dont je sens tout le prix .

V. »

1Sur le manuscrit, une autre main a modifié, dans l'adresse Lausanne en Moudon .

2 Voir Waddington, IV, 228-230 .

Je voudrais bien chanter un Te Deum dans l'église que je fais bâtir

... L'intention vaut l'action comme dit mon confesseur . Restons-en là .

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 13/8/2015

 

 

« A François de Chennevières

13è août [1760] aux Délices

Il me parait que la lettre de M. le maréchal de Broglie est la seule pièce qui depuis longtemps ait plu universellement ; s'il a raison contre M. le prince de Brunswick comme contre M. de Saint-Germain, nos affaires n'iront pas mal . Je voudrais bien chanter un Te Deum dans l'église que je fais bâtir ; je recommande, mon cher ami, l'incluse à vos bontés . »

 

Ma nièce est un gros cochon, monsieur, comme sont la plupart de vos Parisiennes

... Avis à la population : dans le cochon tout est bon ! [NDLR -- Piètre excuse de l'auteur]

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 13/8/2015

 

 

« A Jacques Bagieu

Chirurgien du roi etc .

Rue du bout du monde

à Paris

Rue Simon Lefranc

13è août 1760 , aux Délices

Ma nièce est un gros cochon, monsieur, comme sont la plupart de vos Parisiennes ; cela se lève à midi ; la journée se passe sans qu'on sache comment, on n'a pas le temps d'écrire, et quand on veut écrire, on ne trouve ni papier, ni plume, ni encre, il faut m'en venir demander, et puis l'envie d'écrire passe ; sur dix femmes, il y en a neuf qui en usent ainsi . Pardonnez donc , monsieur, à Mme Denis son extrême paresse ; elle ne vous en est pas moins attachée , et elle aimerait encore mieux vous le dire que vous l'écrire ; je lui sers de secrétaire ; je suis exact, tout vieux et tout malingre que je suis ; il est bien juste que vous ayez un peu d'amitié pour moi puisque M. Morand 1 votre confrère en a tant pour mon grand persécuteur Fréron .

Saepe premente deo fert deus alter opem .2

J'ai eu bon nez d'achever ma vie dans ma douce retraite, les Fréron, les Pompignan, les Abraham Chaumeix m'auraient livré sans doute au bras séculier ; quelle inhumanité dans ce Fréron ! de me soupçonner d'être l'auteur de L’Écossaise .

Un grand théologien mahométan prétend que Dieu envoie quelquefois un ange chirurgien aux méchants qu'il veut rendre bons ; cet ange vient avec un scalpel céleste pendant le sommeil du scélérat, lui arrache le cœur fort proprement, en exprime le virus, et met un baume divin à la place ; je vous supplie de daigner faire cette opération à Fréron ; mais vous aurez bien de la peine à tirer tout le virus . Je me félicite plus que jamais, de n'être pas témoin de toutes les pauvretés qui se font dans Paris , mais je regrette fort de ne point voir un homme de votre mérite ; comptez que c'est avec les sentiments les plus vifs que j'ai l'honneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur .

Voltaire

gentilhomme ordinaire du roi. »

 

1 Sauveur-François Morand .

2 Souvent, quand un dieu vous opprime, un autre dieu vous porte secours ; Ovide, Tristes, I,ii,4.

Il faut que vous me fassiez un plaisir essentiel ; je veux finir ma vie par le supplice que demandait Arlequin ; il voulait mourir de rire

... Malheureusement, ami Voltaire tu ne seras pas exaucé !

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 13/8/2015

 

 

« A Jean La Rond d'Alembert

À Ferney , 13 d'auguste [1760]

Vous êtes assurément, mon divin Protagoras, un des plus salés philosophes que je connaisse ; vous devriez bien honorer de quelques pincées de votre sel cette troupe de polissons hypocrites, qui veut tantôt être sérieuse et tantôt plaisante, et qui n'est jamais que ridicule . Si on ne peut avoir l'aréopage de son côté, il faut avoir les rieurs, et il me parait qu'ils sont pour nous .
Sans doute , il faut se réunir avec Duclos, et même avec Mairan, quoiqu'il se soit plaint autrefois amèrement d'être contrefait par vous en perfection ; il faut qu'on puisse couvrir tous les philosophes d'un manteau ; marchez, je vous en conjure, en bataillon serré . Je suis enivré de l'idée de mettre Diderot à l'Académie ; ou je me trompe, ou vous avez une belle ouverture . L'Académie travaille à son dictionnaire, et y fait passer tous les termes des arts . On dira au roi qu'on ne peut achever ce dictionnaire sans Diderot ; cela pourra exciter une petite guerre civile ; et à votre avis, la guerre civile n'est-elle pas fort amusante ? Après avoir fait entrer Diderot, je prétends qu'on fasse entrer l'abbé Mords-les . Il ne se passait pas de jour de poste que je n'écrivisse pour cet abbé, que je n'ai pas l'honneur de connaitre ; mais j'aime passionnément mes frères en Belzébuth . Je crois , entre nous, que M. d'Argental a fait déterminer le temps de sa captivité en Babylone, et qu'il a beaucoup plus servi que Jean-Jacques à délivrer notre frère .

J'ai lu mon Commercium epistolicum 1 que Charles Palissot a fait imprimer . Je ne sais pas si un bon chrétien comme lui, qui se respecte et qui observe toutes les bienséances, est en droit d'imprimer les lettres qu'on lui écrit . Il a poussé la délicatesse jusqu'à altérer le texte en plusieurs endroits ; mais il en reste encore assez pour que le public ait quelques reproches à lui faire sur sa conduite et sur ses œuvres . Il me semble qu'il s'est fait son procès lui-même : le pis de la chose, c'est qu'il croit sa pièce bonne, parce qu'elle n'est pas absolument mal écrite ; il ne sait pas encore qu'il faut être ou plaisant ou intéressant .

On m'a parlé d'une lettre au vieux Stentor-Astruc 2, qu'on dit qui fait crever de rire ; j'espère que le fidèle Thieriot me l'enverra . Adieu, mon grand et charmant philosophe ; quoique j'aie dit à Palissot que vous m'écrivez quelquefois des lettres de Lacédémonien 3, je voudrais que vous fussiez avec moi le plus diffus de tous les hommes .

Il faut que vous me fassiez un plaisir essentiel ; je veux finir ma vie par le supplice que demandait Arlequin 4; il voulait mourir de rire . Engagez l'ami Thieriot ou le prêtre de Baal, Mord-les, à me donner les éclaircissements suivants que je demande.
Quelques anecdotes vraies sur Gauchat et Chaumeix, quels sont leurs ouvrages, le nom de leurs libraires ; le catalogue des œuvres de l'évêque du Puy Pompignan, en recommandant à l'ami Thieriot de m'envoyer la Réconciliation de la pitié et de l'esprit 5, le nom de la m[ère] nommée par l'archevêque 6 pour directrice de l’hôpital, le nom du magistrat qui a le plus protégé en dernier lieu les convulsionnaires, le nom du révérend père jésuite du collège Louis le Grand, qui passe pour aimer le plus tendrement la jeunesse . J'attends ces utiles mémoires pour mettre au net une Dunciade ; cela m'amuse plus que Pierre le Grand . J'aime mieux les ridicules que les héros . Le Conte du Tonneau 7 a fait plus de mal à l’Église romaine que Henri VIII.

Luc périra . C'est bien dommage que Luc ait voulu faire le roi ; il ne devait faire que le philosophe .8

Je viens de lire le passage d'un jacobin ; le voici : « Le prêtre qui célèbre fait beaucoup plus que Dieu n'a fait ; car celui-ci travailla pendant sept jours à faire des ouvrages de boue ; l'autre engendre Dieu même, la cause des causes ,etc. » Ce passage est de frère Alain de La Roche, in Tractu de dignitate sacerdotum 9. L'abbé Mords-les devrait bien déférer ce jacobin à nos seigneurs de la classe du parlement . »

 

1 Ces mots désignent un commerce épistolaire, mais V* a remplacé l'adjectif attendu, epistolaris, ou à la rigueur epistolarius, par epistolicus, cration plaisante obtenue par contamination entre les précédents et apostolique, apostolique . Il s'agit des lettres échangées avec Palissot .

2 Cette lettre à Astruc, l'un des anciens « sept sages » de Mme de Tencin, n'est pas connue . S'il s'agit d'une œuvre de V*, aurait-elle un rapport avec le « Kouranskoy » de la lettre du 6 juillet 1760 à d'Argental ?  : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/12/05/il-faut-qu-ils-sachent-que-je-suis-heureux-et-qu-ils-crevent-5732403.html

4 La plaisanterie était traditionnelle ; on la trouve notamment dans Arlequin empereur de la lune, de Remy et Chaillot, d'après Arlequin Grapignan, de Fatouville , 1684 .

5 La Dévotion réconciliée avec l'esprit, de Pompignan ; voir lettre du 17 septembre 1759 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/10/10/quand-on-se-trouve-en-etat-de-faire-du-bien-a-une-demi-lieue-de-pays-cela-e.html

6 Voir la Lettre de M. l'archevêque de Lyon [Antoine de Malvin de Montazet] primat de France, à M. l'archevêque de Paris, 1760 . Cette brochure traite de l'affaire des religieuses hospitalières du faubourg Saint-Martin-d’Hères, dont on reparlera  .

7The Tale of a Tub, de Swift .

8 Ces deux phrases ont été ajoutée par Renouard, LXII, 127 .

9 Alanus de Rupe est un dominicain du XVè siècle, cofondateur de la confrérie du Rosaire . Ce Traité de la dignité des prêtres dont parle V* n'est pas connu .

12/08/2015

je vais tâcher de trouver quelque calviniste moins barbare 

... Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 12/8/2015

 

 

« Au marquis Francesco Albergati Capacelli

senatore

à Bologna

12è auguste 1760 aux Délices

C'est pour vous dire, monsieur, que le même marchand de Genève qui se chargea de vous faire passer le Bolingbroke , et le Shaffsbury, ne veut plus se charger de rien pour des papistes ; il prétend qu'on a fait mille difficultés en Italie à ces paquets ; il avait depuis plus de huit jours entre ses mains la tragédie que je vous ai si longtemps promise, et qui ne valait pas la peine d'être si longtemps attendue . Il me l'a renvoyée fort durement en franc marchand genevois ; je vais tâcher de trouver quelque calviniste moins barbare : si, de votre côté, monsieur, vous avez quelque correspondance sur laquelle vous puissiez vous faire adresser sûrement le paquet, je suis à vos ordres .

Cette petite pièce de L’Écossaise a dans Paris un prodigieux succès ; le traducteur de M. Hume y a fait quelques légères additions qui ont beaucoup contribué à cette réussite . Jouissez, monsieur, dans votre belle campagne de vos loisirs et de vos travaux, et comptez que je vous suis aussi attaché que si j'étais un de vos convives ; je porte envie à M. Algarotti avec qui probablement vous soupez ; pardonnez à un vieux malade de n'avoir pas l'honneur de vous écrire de sa main .

Mille tendres respects .

Le Suisse V. »

11/08/2015

un dictionnaire sans citations est un squelette

... C'est là qu'est l'os !

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 11/8/2015

 

 

« A Charles Pinot Duclos

11 auguste 1760

Je sais depuis longtemps que vous avez autant de noblesse dans le cœur que de justesse dans l'esprit . Vous m'en donnez aujourd'hui de nouvelles preuves . Je ne doute pas que vous ne veniez à bout d’introduire M. Diderot dans l'Académie française, si vous entreprenez cette affaire délicate . Je vois que vous la croyez nécessaire aux lettres et à la philosophie dans les circonstances présentes . Pour peu que M. Diderot vous seconde par quelques démarches sages et mesurées auprès de ceux qui pourraient lui nuire, vous réussirez auprès des personnes qui peuvent le servir . Vous êtes à portée, je crois, d'en parler à Mme de Pompadour, et quand une fois elle aura fait agréer au roi l'admission de M. Diderot, j'ose croire que personne ne sera assez hardi pour s'y opposer . Nous ne sommes plus au temps des théatins évêques de Mirepoix 1 . Il vous sera d'ailleurs aisé de voir sur combien de voix vous pouvez compter à l'Académie . Vous aurez l'honneur d'avoir fait cesser la persécution, d'avoir vengé la littérature et d'avoir assuré le repos d'un des plus estimables hommes du monde , qui sans doute est votre ami . M. d'Alembert me parait disposé à faire tout ce que vous jugerez à propos pour le succès de cette entreprise . Je prends la liberté de vous exhorter tous deux à vous aimer de tout votre cœur . Le temps est venu où tous les philosophes doivent être frères, sans quoi les fanatiques et les fripons les mangeront tous les uns après les autres .

Je suis entièrement à vos ordres pour le dictionnaire de l'Académie 2: je vous remercie de l'honneur que vous voulez bien me faire . J'en serais peut-être bien indigne, car je suis un pauvre grammairien , mais je ferai de mon mieux pour mettre quelques pierres à l'édifice . Votre plan me parait aussi bon que je trouve l'ancien plan sur lequel on a travaillé mauvais . On réduisait les dictionnaire aux termes de la conversation et la plupart des arts étaient négligés . Il me semble aussi qu'on s’était fait une loi de ne point citer, mais un dictionnaire sans citations est un squelette .

Je suis un peu surpris de vous voir dans le secret de notre petite province de Gex, dont j'ai fait ma patrie, mais je ne le suis pas du service que vous voulez bien me rendre . J'en suis pénétré . Je crains fort de ne pouvoir obtenir de messieurs du domaine ce que j'aurais pu avoir aisément d'un prince du sang 3, comme engagiste 4 . Mais j'ai toujours pensé qu'il faut tenter toute affaire dont le succès peut faire beaucoup de plaisir, et dont le refus vous laisse dans l'état où vous êtes . J'aurai l'honneur de vous rendre compte de l'état des choses dès que M. le comte de La Marche aura conclu avec Sa Majesté, et je vous avoue que j'aimerais mieux vous avoir l'obligation du succès qu'à tout autre . Cependant l'affaire de Diderot me tient encore plus à cœur que le pays de Gex . J'aime fort ce petit coin du monde, c'est comme le paradis terrestre, un jardin entouré des montagnes 5 ; mais j'aime encore mieux l'honneur de la littérature . Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main, je suis un peu malingre .

Encore un mot, je vous prie, malgré mon peu de forces, il me vient dans la tête que le travail de votre dictionnaire devient la raison la plus plausible et la plus forte pour recevoir M. Diderot . Ne pourriez-vous pas représenter ou faire représenter combien un tel homme vous devient nécessaire pour la perfection d'un ouvrage nécessaire ? ne pourriez-vous pas, après avoir établi sourdement cette batterie, vous assembler sept ou huit élus et faire une députation au roi pour lui demander M. Diderot comme le plus capable de concourir à votre entreprise ? M. le duc de Nivernais ne vous seconderait-il pas dans ce projet ? ne pourrait-il pas même se charger de porter avec vous la parole?Les dévots diront que Diderot a fait un ouvrage de métaphysique qu'ils n'entendent point : il n'a qu'a répondre qu'il ne l'a pas fait et qu'il est bon catholique ; il est si aisé d'être catholique !

Adieu, monsieur, comptez sur ma reconnaissance et mon attachement inviolable . Vous prendrez peut-être mes idées pour des rêves de malade . Rectifiez-les, vous qui vous portez bien . »

1 Boyer, de l'ordre des théatins était devenu évêque de Mirepoix .

2 La quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie française était en préparation (elle parut en 1762) ; on aura l'occasion de voir la part qu'y prit V*.

3 Le comte de La Marche .

4 « Celui ou celle qui détient une portion du domaine royal, aliénées sous condition de la faculté de rachat »(selon le Dictionnaire général)

5 Tout comme l'Eldorado de Candide .