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12/09/2024

de la hauteur dans la façon de penser; mais les Parisiens sont-ils capables de goûter le mérite

...Certains ont semblé goûter et apprécier les J.O. et les athlètes et leurs performances ; qu'en penseront-ils encore dans trois mois, six mois, un an , usés par les embouteillages et la vie chère ?

 

 

« A Jean-François La Harpe

À Ferney, ce 10 mars 1769 1

Mon cher panégyriste de Henri IV, 

Et vitula tu dignus, et hic 2. Vous avez bien du talent en vers et en prose. Puisse-t-il servir à votre fortune comme il servira sûrement à votre réputation ! Je vous ai écrit, au sujet du tripot, la lettre ostensible 3 que vous demandiez : j’ai écrit aussi à M. le maréchal de Richelieu 4. Je crois à présent toutes choses en règle.

L’ouvrage de M. Lambert 5 me paraît, à plusieurs égards, fort au-dessus du siècle où nous sommes. Il y a de l’imagination dans l’expression, du tour, de l’harmonie, des portraits attendrissants, et de la hauteur dans la façon de penser; mais les Parisiens sont-ils capables de goûter le mérite de ce poème ? Ils ne connaissent les quatre saisons que par celle du bal, celle des Tuileries, celle des vacances du parlement, et celle où l’on va jouer aux cartes à deux lieues de Paris, au coin du feu, dans une maison de campagne. Pour moi, qui suis un bon laboureur, je pense à la Saint-Lambert.

Il m’est venu trois ou quatre A, B, C6 d’Amsterdam. Si vous voulez je vous en enverrai un. Je vous embrasse de tout mon cœur, sans cérémonie. 

V.»

1 Original ; éd. Mercure de France ( avril 1769 ), qui ne donne que le second paragraphe, introduit par cette note : « Ne pouvant placer dasn ce volume le compte que nous nous proposons de rendre du nouveau poème des Saisons ,par M. de S.-L., nous croyons au moins faire plaisir à nos lecteurs de rapporter à ce sujet l'extrait d'une lettre de M. de Voltaire à M. de La Harpe . »

2 C’est à Gaillard et La Harpe que Voltaire applique ces premiers mots du vers 109 de la 3e églogue de Virgile : Et toi, et celui-ci êtes dignes d'une jeune génisse […]

Voir lettre du 23 janvier 1769 à Gaillard : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/08/05/je-suis-charme-que-vous-ayez-eu-le-prix-et-qu-il-ait-eu-l-accessit-quiconqu.html

et celle du 5 janvier à La Harpe : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/07/15/l-arret-porte-qu-on-lui-arrachera-la-langue-qu-on-lui-couper-6507108.html

3 Cette lettre ostensible est perdue.https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome27.djvu/319 Elle ne semble pas pouvoir être comme le propose M. Besterman, le second paragraphe de la présente lettre . Le « tripot » fait toujours allusion aux Comédiens-Français, or V* parle ici du poème des Saisons, qui n'a rien à voir avec le théâtre .

4 Cette lettre est aussi perdue ; car ce ne peut être celle du 27 février 1769 dont parle ici Voltaire.

11/09/2024

je suis pénétré de tout ce que vous daignez faire

... Entre autres https://www.francetvinfo.fr/jeux-paralympiques/paris-2024...

 

 

« A Joseph Audra

10 mars 1769 au château de Ferney

Voici enfin, monsieur, l’infortuné Sirven qui paraît devant vous . Il perdra ce titre d’infortuné grâce à vos bontés et à celles de M. l’avocat de La Croix 1. Je peux vous assurer qu’on ne verra dans lui que l’innocence et la vertu même. Il est bien digne de vous et de M. de La Croix de protéger une famille si cruellement persécutée. S’il faut interroger ses deux filles, je les enverrai dès que M. de La Croix m’aura donné ses ordres . Sentez, monsieur, je vous prie, à quel point je suis pénétré de tout ce que vous daignez faire.

J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire.»

10/09/2024

Ce qu’il y a de très triste, c’est que la chose n’est pas aisée, attendu que j’ai l’âme un peu fière.

... Serait-ce du Michel Barnier dans le texte ? Ou un des pressentis qu gouvernement ? Les orgueilleux sont légion toujours avec une modestie de façade . Il va falloir les supporter -un certain temps-. Money time : https://www.youtube.com/watch?v=zPe9XwwgAA0&ab_channe...

 

 

 

« A Marie de Vichy de Chamrond , marquise Du Deffand

8è mars 1769

Que je vous plains, madame ! vous avez déjà perdu l’âme de votre ami le président Hénault, et bientôt son corps sera réduit en poussière. Vous aviez deux amis, lui et M. de Formont ; la mort vous les a enlevés : ce sont des biens dont on ne retrouve pas même l’ombre. Je sens vivement votre situation.

Vous devez avoir une consolation bien touchante dans le commerce de votre grand-maman ; mais elle ne peut vous voir que rarement. Elle est enchaînée dans un pays qu’elle doit détester, vu la manière dont elle pense. Je vous vois réduite à la dissipation de la société, et, dans le fond du cœur, vous en sentez tout le frivole. L’adoucissement de cette malheureuse vie serait d’avoir auprès de soi un ami qui pensât comme nous, et qui parlât à notre cœur et à notre imagination le langage véritable de l’un et de l’autre.

Je crois bien (vanité à part) qu’il y a quelque ressemblance entre votre cervelle et la mienne. La dissipation ne m’est pas si nécessaire, à la vérité, qu’à vous ; mais pour le tumulte des idées, pour la vérité dans les sentiments, pour l’éloignement de tout artifice, pour le mépris qu’en général notre siècle mérite, pour le tact 1 de certains ridicules, je serais assez votre homme, et mon cœur est assez fait pour votre cœur . Je voudrais être à la fois à Saint-Joseph et à Ferney ; mais je ne connais que l’Eucharistie qui ait le privilège d’être en plusieurs lieux en même temps.

Voilà les neiges de nos montagnes qui commencent à fondre, et mes yeux qui commencent à voir. Il faut que je fasse tout ce que Saint-Lambert a si bien décrit. La campagne m’appelle ; deux cents bras travaillent sous mes yeux ; je bâtis, je plante, je sème, je fais vivre tout ce qui m’environne. Les Saisons de Saint-Lambert m’ont rendu la campagne encore plus précieuse. Je me fais lire à dîner et à souper de bons livres par des lecteurs très intelligents, qui sont plutôt mes amis que mes domestiques. Si je ne craignais d’être un fat, je vous dirais que je mène une vie délicieuse. J’ai de l’horreur pour la vie de Paris, mais je voudrais au moins y passer un hiver avec vous.

Ce qu’il y a de très triste, c’est que la chose n’est pas aisée, attendu que j’ai l’âme un peu fière.

Je songe réellement à vous amuser, quand je reçois quelques bagatelles des pays étrangers. Vous avez peut-être pris l’histoire de saint Cucufin pour une plaisanterie ; il n’y a pas un mot qui ne soit dans la plus exacte vérité. Vous aurez dans un mois quelque chose qui ne sera qu’allégorique 2 . Il faut varier vos petits divertissements.

Vous ne m’avez point répondu sur les Singularités de la nature 3 ; ainsi je ne vous les envoie pas, car c’est une affaire de pure physique qui ne pourrait que vous ennuyer.

Vous me faites grand plaisir, madame, de me dire que vous ne craignez rien pour M. Grand -maman 4. J’ai un peu à me plaindre d’une personne 5 qui lui veut du mal, et je m’en félicite. J’aime à voir des Racine qui ont des Pradons pour ennemis . Cela me fait penser à la queue du Siècle de Louis XIV, que j’ai eu l’honneur de vous envoyer. Votre exemplaire, sauf respect, est précieux, parce qu’il est corrigé en marge. Faites-vous lire « La prison de La Bourdonnais 6» et «  La mort de Lally 7», et vous verrez comme les hommes sont justes. Quand je serai plus vieux, j’y ajouterai la mort du chevalier de La Barre et celle de Calas 8, afin que l’on connaisse dans toute sa beauté le temps où j’ai vécu. Selon que les objets se présentent à moi, je suis Héraclite ou Démocrite 9 ; tantôt je ris, tantôt les cheveux me dressent à la tête : et cela est très à sa place, car on a affaire tantôt à des tigres, tantôt à des singes. Le seul homme presque, de l’âme de qui je fasse cas, est M. Grand-maman ; mais je me garde bien de le lui dire. Pour vous, madame, je vous dis très naïvement que j’aime passionnément votre façon de penser, de sentir, et de vous exprimer ; et que je me tiens malheureux, dans mon bonheur de campagne, de passer ma vieillesse loin de vous. Mille tendres respects.

V.

Faites-moi savoir, je vous prie, comment vont l’âme et le corps de votre ami. »

1 Littré définit le tact comme un « jugement fin et délicat en matière de goût » et pas seulement en matière »de convenances, d'usage du monde ». De ce premier usage, il cite le présent exemple, des exemples de d'Alembert, Buffon, Diderot et de Mme de Genlis : https://www.littre.org/definition/tact

4 Le duc de Choiseul.

5 Mme Du Barry.

09/09/2024

C’est chez moi que mûrit la figue à côté du melon

... La paternité de cette phrase est disputée entre l'Elysée et les chefs de tous les partis d'opposition sans exception .

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Bien divisés !

oui ! mais bien accompagnés ?

 

 

« A Jean-François de Saint-Lambert

Au château de Ferney par Genève 7è mars 1769

Je reçus hier matin, monsieur, le présent dont vous m’avez honoré 1, et vous vous doutez bien à quoi je passai ma journée. Il y a bien longtemps que je n’ai goûté un plaisir plus pur et plus vrai. J’avais quelques droits à vos bontés comme votre confrère dans un art très difficile, comme votre ancien ami, et comme agriculteur. Vous aurez beaucoup d’admirateurs ; mais je me flatte d’avoir senti le charme de vos vers et de vos peintures plus que personne. Je crois me connaître un peu en vers . Les grands plaisirs, dans tous les arts, ne sont que pour les connaisseurs.

J’ai éprouvé, en vous lisant, une autre satisfaction encore plus rare, c’est que vous avez peint précisément ce que j’ai fait :

Ô que j’aime bien mieux ce modeste jardin
Où l’art en se cachant fécondait le terrain !
etc., etc. 2

Voilà mon aventure ; de longues allées où, parmi quelques ormeaux et mille autres arbres, on cueille des abricots et des prunes : des troupeaux qui bondissent entre un parterre et des bosquets : un petit champ que je sème moi-même, entouré d’allées agréables ; des vignes, au milieu desquelles sont des promenades ; au bout des vignes, des pâturages, et au bout des pâturages, une forêt.

C’est chez moi que mûrit la figue à côté du melon 3, car je crois que vous n’avez guère de figues en Lorraine. Je dois donc vous remercier d’avoir dit si bien ce que j’aurais dû dire.

Je vous assure que mon cœur a été bien ému en lisant les petites leçons que vous donnez aux seigneurs des terres, dans votre troisième chant. Il est vrai que je n’habite pas le donjon de mes ancêtres 4, je n’aime en aucune façon les donjons ; mais du moins je n’ai pas fait le malheur de mes vassaux et de mes voisins. Les terres que j’ai défrichées, et un peu embellies, n’ont vu couler que les larmes des Calas et des Sirven, quand ils sont venus dans mon asile. J’ai quadruplé le nombre de mes paroissiens ; et, Dieu merci, il n’y a pas un pauvre.

Nec doluit miserans inopem aut invidit habenti .5

En vous remerciant de tout mon cœur du compliment fait à l’intendant qui exigeait si à propos des corvées, et qui servait si bien le roi que les enfants en mouraient sur le sein de leurs mères 6. Chaque chant a des tableaux qui parlent au cœur. Pourquoi citez-vous Thompson 7 ? C’est le Titien qui loue un peintre flamand.

Votre quatrième, qui paraît fournir le moins, est celui qui rend le plus. Je ne crains point d’être aveuglé par la reconnaissance extrême que je vous dois 8. Il m’a charmé très indépendamment de la générosité courageuse avec laquelle vous parlez d’un homme si longtemps persécuté par ceux qui se disaient gens de lettres .

J’ai un remords : c’est d’avoir insinué à la fin du siècle présent, qui termine le grand Siècle de Louis XIV, que les beaux-arts dégénéraient 9. Je ne me serais pas ainsi exprimé si j’avais lu vos Quatre Saisons un peu plus tôt. Votre ouvrage est un chef-d’œuvre ; les Quatres Saisons et le quinzième chapitre de Bélisaire sont deux morceaux au-dessus du siècle. Ce n’est pas que je les mette à côté l’un de l’autre, je sais le profond respect que la prose doit à la poésie ; c’est ce que Montesquieu ne savait pas, ou voulait ne pas savoir. Écrit en prose qui veut, mais en vers qui peut. Il est plus difficile de faire cent beaux vers que d’écrire toute l’histoire de France. Aussi qui fait beaucoup de bons vers de suite ? presque personne. On a osé faire des tragédies depuis Racine ; mais ce sont des tragédies en rimes, et non pas en vers. Nos Welches du parterre et des loges, qu’on a eu tant de peine à débarbariser 10, se doutent rarement si une pièce est bien écrite. Le nombre des vrais poètes et des vrais connaisseurs sera toujours extrêmement petit ; mais il faut qu’il le soit, c’est le petit nombre des élus. Moins il y a d’initiés, plus les mystères sont sacrés.

Je suis fâché que vous ayez écrit français avec un o ; c’est la seule chose que je vous reproche. Sans doute vous serez des nôtres à la première place vacante 11. Si c’est la mienne, je m’applaudis de vous avoir pour successeur. Nous avons besoin d’un homme comme vous contre les ennemis du bon goût, et contre ceux de la raison. Ces derniers commencent à être dans la boue ; mais ils trépignent si fort qu’ils excitent quelquefois de petits nuages. Il faudrait se donner le mot de ne jamais recevoir aucun de ces messieurs-là.

À propos, pourquoi votre livre dit-il qu’il est imprimé à Amsterdam ? Est-ce que Paris n’en est pas digne ? N’y a-t-il que le Journal chrétien et les décrets de la Sorbonne qui puissent être imprimés dans la capitale des Welches ? 

Je finis en vous remerciant, en vous admirant, et en vous aimant.

V. »



1 Les Saisons, poème, 1769, in-8° et in-12.

2 Les Saisons, chant I, vers 307-308 , page 10 de https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Printemps_(Saint-Lambert)

3 Ibid., chant I, vers 346 page 10 : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Printemps_(Saint-Lambert)

4 Dans le troisième chant des Saisons, vers 204 , page 76 de https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Automne_(Saint-Lambert)

Saint-Lambert a dit : « Habite le donjon qu’habitaient ses ancêtres ! » ( ou autre version : « Se plaît dans Le séjour qu’ont bâti ses ancêtres » )

5 Virgile, Géorgiques , II, v. 499 ; le vers ne commence pas par nec mais par tua ; V* a dû rétablir la négation : Et il ne s'affligea pas à déplorer le sort du pauvre ni ne porta pas envie à qui possédait .

6 Allusion à un passage des Saisons II, vers 417-466, page 46 et suiv. : https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99%C3%89t%C3%A9_(S...)

7 James Thompson, fameux auteur des Seasons ; voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Saisons_(James_Thomson)

8 Voltaire est appelé« Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène », à savoir Corneille et Racine, et loué dans les notes. Voir chant IV, vers 677, page 114 : https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Hiver_(Saint-Lam...)

9 On peut estimer qu'au moment où il écrivait cette lettre, V* s'occupait du Précis du siècle de Louis XV . Voir  la phrase (dernier alinéa) de la page 435 de https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome15.djvu/445

qui commence par les mots il est vrai, etc. et qui n’existe point dans l’édition de 1768, in-8°, et fut ajoutée en 1769 dans l’édition in-4°.

10 On a déjà rencontré ce néologisme dans la lettre du 18 août 1762 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2017/07/11/voila-deja-sept-familles-qui-sont-sorties-de-france-avons-no-5962138.html

11 Effectivement Saint-Lambert ne tardera pas à entrer à l'Académie ; il sera reçu le 23 juin 1770 : https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/jean-francois-de-saint-lambert

08/09/2024

être à Paris et courir d'un bout de la ville à l'autre c'est la vie d'un fiacre

... ou d'un Premier Ministre nouvellement choisi !

 

 

« A Marie-Louise Denis

7 mars 1769

Il y a , ma chère nièce, dans votre lettre du 28 février un mot qui m'a percé le cœur . Vous voudriez, dites-vous, avoir une terre à une demi-lieue de Ferney ; ajoutez donc qu'il faudrait que Ferney fut dans le climat du Languedoc ou de la Touraine à portée de quelque grande ville . Vous ne pouvez marcher, votre santé se dérange souvent, vous n'aimez ni n'entendez l'agriculture, vous avez besoin de société et de secours ; rien de tout cela ne se trouve dans le pays barbare où je cultive la terre en attendant que je rentre à cinq ou six pieds de sa surface . Je vis absolument seul et cette solitude nécessaire à ma façon de penser serait affreuse pour vous . Vous ne pouvez supporter la campagne qu'avec du monde et des fêtes qui ne me conviennent plus ; je ne peux ni dîner ni souper sans qu'on me fasse la lecture ; la solitude est mon seul partage ; j'aurais voulu achever ma vie avec vous dans un faubourg de Paris et le faubourg serait encore trop éloigné pour vous du centre où vous êtes née . La Sibérie et Ferney sont précisément la même chose cinq mois de l'année . Il n'y a qu'un travail assidu de quinze heures par jour qui puisse faire supporter la vie sous quatre pieds de neige. Le bonheur d'un hibou n'est pas celui d'une fauvette . Je me suis prêté pendant quelques jours à un prince russe 1 que l'impératrice m'a envoyé avec des présents, des lettres charmantes et le livre de ses lois ; mais après lui avoir ouvert ma porte je la ferme à tout le reste de la terre .

Je ne retire rien de Ferney, mais je l'améliore et rebâtit tout le Châtelard . Il sera utile et délicieux ; j'entends délicieux pour six mois, car il y aura toujours six mois horribles à passer . Votre sœur se partage entre la campagne et la ville ; vous savez que je ne puis le faire depuis une certaine lettre d'une certaine femme 2. Il faudrait arranger nos affaires avec notre notaire ; mais c'est le plus plat et le plus opiniâtre de tous les garde-notes . Le jeune vieillard au nez haut qui vous doit de l'argent n'est pas homme à engager la présidente 3 dans mes intérêts . Son insupportable orgueil croit toujours qu'on lui a manqué quand on ne lui a pas écrit tous les huit jours ; il n'est appliqué qu'à son intérêt et à ses plaisirs et n'a jamais fait de bien à personne . Si la présidente avait lu les pages 151 et 180 de l'admirable poème des Saisons 4, si elle pensait comme Saint-Lambert ose penser et écrire, je pourrais en ce cas imiter votre sœur qui a pris le bon parti, et le seul qui puisse contribuer à la douceur de la vie .

Mme Du Deffand, que j'aime depuis plus de quarante ans, m'écrit des lettres charmantes . Elle et son amie 5 désirent fort de me voir ; mais tout cela serait fort difficile à ajuster . Il faudrait avoir une petite maisonnette dans le voisinage, car être à Paris et courir d'un bout de la ville à l'autre c'est la vie d'un fiacre . Et puis comment s'arranger avec ce misérable notaire, l'opprobre des garde-notes 6.

Les Deux Frères 7 pourraient fournir une occasion favorable ; mais Les Deux Frères ne pourront être établis à Paris que dans un an. De plus il y a eu du dérangement dans le régisseur de mon bien de Colmar . Il faut guérir cette plaie et cela demandera du temps . J'ai peur que cette affaire ne soit pas terminée avant l'hiver . Pour le Châtelard, il ira plus vite,il sera bâti pour recevoir la récolte et cette récolte sera fort mauvaise ; nous n'avons pu semer que le tiers tout au plus de l'ordinaire et les pluies ont gâté une grande partie de ce malheureux tiers . Le chapitre des accidents est toujours considérable . À l’égard de vos affaires, vous devez voir dix mille francs cette année de M. de Lézeau, en comptant huit mille d'anciens arrérages et de deux mille du courant . Vous devez recevoir autant de M. le maréchal de Richelieu . Il ne vous en coûtera qu'une lettre . Vous êtes sur les lieux, vous êtes à portée de consulter sur l’affaire de la succession de Guise ; mais je sais certainement que vous êtes en doit de demander une contribution sur les biens, sauf aux héritiers à partager entre eux le fardeau.

S'il y a quelques nouveautés dans les pays étrangers, je ne manquerai pas de vous les faire tenir par M. Lefèvre 8.

Je ne crois pas que vous puissiez voir M. de La Sourdière 9 ; mais vous ferez bien en cas que vous le voyiez et que vous lui écriviez de lui insinuer qu'il est d'une belle âme comme la sienne de ne pas absolument oublier ses anciens serviteurs . Je crois vous avoir mandé que je lui ai écrit ; mais certainement il ne me répondra point .

Je n'écris point à l'abbé Binet, il est trop occupé de ses ouvrages ; je ne suis pas mal avec Mme Binet 10, mais je ne la fatigue pas . Les enfants viennent aujourd’hui  dîner avec mon Russe . La maison Racle est presque toute dépeinte ; voilà de l'argent bien mal employé .

Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

V. »

1 Prince Fédor Alexeievitch Koslowsky ; voir lettre du 26 février 1769 à Catherine II : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/08/27/je-ne-sais-pas-ce-qui-est-arrive-a-notre-nation-qui-donnait-autrefois-de-gr.html

2 Mme de Pompadour ; voir lettre du 5 février 1754 à Mme Denis :  « A l'égard du placet que je vous ai adressé, et de la lettre à Mme de Pompadour, je remets le tout à votre volonté, à votre prudence. Peut-être ne faut -il rien faire du tout . C'est trop demander grâce. Il faut faire son paquet, souffrir en silence , et attendre la fin de mes peines de la mort. » .

3 Richelieu.

4Mme du Barry.

5Les numéros de pages renvoient à l'édition de 1769 des Saisons ; voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Saisons_(Saint-Lambert)

6 Mme de Choiseul ; mais V* se fait des illusions sur les sentiments de ces deux dames à son égard .

7D'après la lettre du 27 février 1769 à Mme Denis, ce « notaire » qui est « l'opprobre des garde-notes », donc des autres notaires, ne peut être que Louis XV, « l'opprobre » des autres rois de son temps . ce nom de code reviendra d'ailleurs pour le désigner .

Voir : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/08/30/les-gens-qui-sont-dans-la-boue-a-ce-que-vous-dit-d-alembert-6512555.html

8Les Guèbres qui pourraient fournir à V* l'occasion de venir à Paris, comme Irène le fera plus tard .

9Marin.

10Sans doute Richelieu qui était sourd .Mme de Choiseul ; l'abbé Binet est Choiseul.

07/09/2024

Tout est coup de dés dans ce monde.

... Y compris le choix d'un premier ministre et du gouvernement y associé . Alea jacta est !

 

 

« A Nicolas-Claude Thieriot

4 mars 1769 1

J’ai beaucoup rêvé, mon ancien ami, à votre lettre du 13 de janvier 2. Je vois que je ne pourrai pas suivre les mouvements de mon cœur aussitôt qu’il le veut. Figurez-vous que je donne, moi chétif, trente-deux mille francs de pension, tant à mes neveux et nièces qu’à des étrangers qui sont dans le plus grand besoin ; et qu’en comptant à Ferney mes domestiques de campagne, j’en ai soixante à nourrir. Vous me direz que Corneille et Racine, Danchet et Pellegrin, n’en faisaient pas tant : cela est rare au Parnasse ; et la chose est d’autant plus extraordinaire que je suis né avec les quatre mille livres de rente que vous possédez aujourd’hui.

L’idée m’est venue de vous procurer un petit bénéfice cette année. J’ai en main le manuscrit d’une comédie très singulière 3, dont l’auteur m’a laissé le maître absolu . C’est un jeune homme d’une grande espérance, fils d’un président à mortier de province, qui ne veut pas être connu. Il a passé quelques jours dans le château de Ferney, et il m’a étonné. Le sujet de sa pièce est le dépôt dont Gourville mit la moitié entre les mains de Ninon, et l’autre moitié dans celles d’un dévot. Ninon rendit son dépôt, et le dévot viola le sien.

La pièce n’est pas dans le genre larmoyant . Ce jeune homme n’a pris que Molière pour son modèle . Cela pourra lui faire tort dans le beau siècle où nous vivons. Cependant, tous ses personnages étant caractérisés, et prêtant beaucoup au jeu des acteurs, l’ouvrage pourrait avoir du succès.

Si on était devenu plus difficile et plus rigoureux à la police qu’on ne l’était du temps du Tartuffe, il serait aisé de substituer les mots de probité à piété, et de bigot à dévot . Il n’y aurait pas alors la moindre difficulté.

Vous pourriez choisir parmi les comédiens quelqu'un qui eût un peu de goût et qui ne fût ni fat ni insolent . Vous le mettriez dans le secret, vous partageriez le profit avec lui, vous auriez l'impression pour vous seul, et on donnerait seulement vingt louis au valet de chambre du jeune homme 4.

Ce serait, à mon avis, une chose fort plaisante de faire réussir sur le théâtre une putain estimable, qui fait d’un sot dévot un honnête homme.

Je vous enverrai la pièce par le premier courrier : elle peut vous valoir beaucoup, elle peut vous valoir très peu. Tout est coup de dés dans ce monde.

C’est à vous à bien conduire votre jeu, et surtout à ne pas laisser soupçonner que je suis dans la confidence . Ce serait le sûr moyen de tout perdre.

Si vous m'envoyez des livres par les guimbardes de Lyon, envoyez-moi plutôt du Linguet que du Greenville 5. Je fais grand cas de ce M. Linguet. Il pense et il exprime 6.

Je suis bien aise que vous disiez notre cher Damilaville ; mais il y avait plus de deux ans que je croyais que vous n’étiez plus lié avec lui. La philosophie a fait en lui une grande perte . C’était une âme ferme et vigoureuse, il était intrépide dans l’amitié. Celui-là était bien incapable de dire du mal de son ami pour plaire à ceux qui en disaient . C'est là la pierre de touche.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.

Où logez-vous ? Je n'en sais rien .»

1 Manuscrit olographe ; copie Beaumarchais-Kehl faite d'après l'original ; édition Kehl avec un certain nombre de passages biffés sur l’autographe .

3 Le Dépositaire, voir : https://francs-bourgeois/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compo%C3%A8tes_Garnier_tome6.djvu/399

La composition de cette pièce explique peut-être le silence épistolaire de V* entre le 14 et le 20 février 1769 .

4 Paragraphe biffé sur l'original par les éditeurs de Kehl, et manque par conséquent dans la copie Beaumarchais-Kehl et dans l'édition .Voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/2015/08/correspondance-annee-1769-partie-8.html

5 Thieriot a recommandé à V* l'ouvrage suivant : Simon-Nicolas-Henri Linguet , Canaux navigables ou Développement des avantages qui résulteraient de l'exécution de plusieurs projets en ce genre pour la Picardie, l'Artois, la Bourgogne, la Champagne, la Bretagne, 1769 ; voir : https://books.google.ru/books?id=dp1gAAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

Sur « le Greenville » voir lettre du 1er mars 1769 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/09/03/comme-les-rois-ils-font-payer-leurs-fetes-au-peuple.html

6 Ce paragraphe est omis par l'édition de Kehl . Tout ce qui suit est biffé dans l'original et manque en conséquence dans la copie de Kehl. Pourtant l'édition de Kehl ne supprime que deux passages de la fin : Celui-là était bien […] pierre de touche ., ainsi que le post scriptum.

06/09/2024

si le grand homme dont vous me parlez a des lubies, je donne le siècle à tous les diables sans exception

... Michel Barnier, premier ministre, aura-t-il des lubies et saura-t-il combattre celles de ses opposants malveillants et irréalistes ?

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« A Anne-Madeleine-Louise-Charlotte-Auguste de La Tour du Pin de Saint Julien

A Ferney ce 3 mars 1769

Minerve-papillon, le hibou à qui vous avez fait l’honneur d’écrire a été enchanté de votre souvenir ; il en a secoué ses vieilles ailes de joie ; il est tout fier de vous avoir si bien devinée, car, dès le premier jour qu’il vous vit, il vous jugea solide plus que légère, et aussi bonne que vous êtes aimable.

Soyez bien sûre, madame, que mon cœur est pénétré de tout ce que vous me dites ; mais il faut laisser les aigles, les rossignols et les fauvettes dans Paris, et que les hiboux restent dans leurs masures. J’ai soixante-quinze ans ; ma faible machine s’en va en détail ; le peu de jours que j’ai à respirer sur ce tas de boue doit être consacré à la plus profonde retraite. Les enfants 1 qui sont revenus sont chez eux, et je reste chez moi ; ma maison n’est plus faite pour les amuser. Je l’ai fermée à tout le monde ; bien heureux encore de pouvoir vivre avec moi-même dans le triste état où je suis. Regardez-moi, madame, comme un homme enterré, et ma lettre comme un De profundis.

Il est vrai que mes De profundis sont quelquefois fort gais, et que je les change souvent en Alléluia. J’aime à danser autour de mon tombeau, mais je danse seul comme l’amant de ma mie Babichon 2, qui dansait tout seul dans sa grange.

J’estime trop l’homme principal 3 dont vous me faites l’honneur de me parler pour penser qu’il ait pris sérieusement l’ordre que m’a donné l’abbé de La Bletterie de me faire enterrer au plus vite 4, et les petites gaietés avec lesquelles je lui ai répondu. Il faudrait que la tête lui eût tourné pour voir gravement des bagatelles. S’il veut faire quelque attention sérieuse à moi, il ne doit considérer que ma passion pour son bonheur et pour sa gloire. Il serait très ingrat s’il faisait la moindre fêlure à la trompette qui est embouchée pour lui.

Si quelque autre personne, fort au-dessous en tout sens du caractère de grandeur et du génie de votre ami, veut déplumer le hibou, il ira tout doucement mourir ailleurs 5. Je suis un être assez singulier, madame : né presque sans bien, j’ai trouvé le moyen d’être utile à ma famille, et de mettre cinq cent mille francs à peupler un désert. Si la moindre persécution y venait effrayer mon indépendance, il y a partout des sépulcres ; rien ne se trouve plus aisément.

J’ai lu la petite esquisse 6 que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je pense qu’on en pourrait faire quelque chose de fort noble et de fort gai pour les noces de monseigneur le dauphin. Ce serait même une très bonne leçon pour un jeune prince, et les personnes de votre espèce pourraient voir avec plaisir qu’elles sont faites pour rendre quelquefois de plus grands services que des hommes d’État. Ce ne serait point aux bateleurs de l’Opéra-Comique qu’il faudrait abandonner cet ouvrage. Il faudrait faire exécuter une musique tantôt sublime, tantôt légère, par les meilleurs acteurs du véritable opéra. L’Opéra-Comique n’est autre chose que la Foire renforcée. Je sais que ce spectacle est aujourd’hui le favori de la nation ; mais je sais aussi à quel point la nation s’est dégradée. Le siècle présent n’est presque composé que des excréments du grand siècle de Louis XIV. Cette turpitude est notre lot presque dans tous les genres, et si le grand homme dont vous me parlez a des lubies, je donne le siècle à tous les diables sans exception, en vous exceptant pourtant vous, madame Minerve-papillon, pour qui j’ai un vrai respect, et que je prends même la liberté d’aimer.

V. »

1 M. et Mme Dupuits.

3  Le duc  de Choiseul.

5 L'allusion n'est pas claire mais il apparaît que, vers cette époque, V* croit à certaines machinations contre lui et songe aux moyens d'y répondre ; voir par exemple les lettres à Hennin du 11 janvier 1769 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/07/21/ses-ennemis-se-demenent-beaucoup-tant-pis-s-ils-reussissent-6507820.html

et à Mme Denis du 27 février 1769 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/08/30/les-gens-qui-sont-dans-la-boue-a-ce-que-vous-dit-d-alembert-6512555.html

6 Le Baron d'Otrante ; Grétry a apparemment soumis son spécimen de la musique qu'il méditait pour cette pièce.