06/12/2008
grain de sel dans les rouages à Ferney
« A Anne-Madeleine- Louise-Charlotte-Auguste de la Tour du Pin de Saint Julien
Je reçois , Madame votre lettre datée du 22. Si elle parvient à la postérité les commentateurs disputeront sur le mois et sur l’année. Mais notre petite colonne et moi nous attestons qu’au 22ème novembre 1776, vous nous avez comblés de bontés, et de très bons raisonnements.
Puisque vous daignez voir la requête assez inutile de nos colons, la voici .[« Au roi en son conseil » : requête concernant l’achat et la vente du sel]… Elle peut avoir été oubliée de tout le monde, surtout dans le temps où l’on était occupé à l’établissement d’un nouveau ministère. Ce qui peut nous arriver actuellement de plus favorable, c’est qu’on nous oublie.
Malheureusement MM. Les fermiers généraux ne songent que trop à nous. Ils sont très attentifs à leurs trente milles francs ; ce n’est que cinq cents francs par an pour chacun de ces messieurs, mais ils ne négligent rien. La province est sur le point d’être écrasée par un impôt très lourd et très inégal dont on la charge. Non seulement on a travaillé à la répartition de cet impôt, mais à assurer des honoraires à celui qui est principalement chargé d’arranger notre ruine, et qui a seul tous les districts dans sa main [Fabry à Gex, subdélégué, syndic, maire, fermier des terres du Roi]… J’avais le bonheur de prêter ces dix mille écus tout ruiné que je suis, et j’étais d’accord avec nos Etats. Qu’a-t-on fait pendant ce temps-là ? On a suscité un homme inconnu, nommé Rose, ci-devant déserteur de la légion de Condé, aujourd’hui garde magasin pour les intérêts du Roi dans les ateliers de Racle. Cet homme employé secrètement est allé à Berne solliciter en son propre et privé nom la concession de six mille quintaux de sel à Berne. Il n’avait pas un sou pour les payer, mais il était bien cautionné.
…, M. Rose est un galant homme, il lui est permis d’acheter du sel où il voudra, mais cela n’est pas permis à vous autres ; vous ne pouvez pas faire un traité avec une puissance étrangère sans la permission du Roi. – Quoi ! Monsieur, ce qui est permis à un déserteur ne le serait pas à une province ? – Non, messieurs ; croyez-moi, écrivez au ministre des finances et au ministre des affaires étrangères. Les pauvres rats croient Raminagrobis [Fabry], ils écrivent aux ministres. Les ministres tout étonnés consultent les fermiers généraux. Ceux-ci répondent qu’on ne peut demander du sel de Berne que pour le verser dans les provinces de France limitrophes, et qu’il faut prévenir ce crime de haute trahison. En conséquence le ministère mande à l’ambassadeur du Roi en Suisse d’empêcher que MM. de Berne ne donnent un litron de sel à la province de Gex. Ainsi les Etats ont été privés du secours sur lequel ils comptaient ; ils se sont eux-mêmes coupé la gorge et la bourse en croyant Raminagrobis et demandant au ministère de France une permission qu’ils auraient pu prendre en vertu de l’édit du Roi [élaboré par Turgot] sans consulter personne. Raminagrobis actuellement se moque d’eux, établit son impôt, établit ses honoraires, met à part une somme considérable pour le receveur général de Bresse, Bugey, Valromey et Gex, auquel il faudra porter humblement notre contribution, dont il comptera comme il voudra avec MM. de la Ferme.
« Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes » Corneille, Cinna.
Nous sommes perdus, et il ne faut pas nous plaindre. Si nous crions, on nous enverra soixante bureaux de commis au lieu de trente que nous avions, et on nous mettra un baillon à la bouche.
Quelques uns de nos étrangers qui ont acheté des maisons à Ferney vont les abandonner, et nous sommes menacés d’une destruction totale nous et notre obélisque, et la belle inscription latine que nous voulions y graver pour l’amusement des savants qui vont à Gex.
Si vous voulez, Madame, je vous conterai encore que lorsque j’étais pétrifié de ces désastres, j’ai reçu une lettre de M. le duc de Virtemberg qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu’il ne peut me payer un sou qu’au commencement de l’année 1778. Il y a dans ce procédé je ne sais quoi de digne de la grandeur d’un roi de France, et ce qu’il a de bon, c’est que sûrement je serai mort de vieillesse et de misère, et ceux qui ont bâti mes maisons seront morts de faim avant l’an de grâce 1778.
M. Racle se tire d’affaire par son génie, indépendamment des rois et des princes ; il fait des chefs-d’œuvre en grands ouvrages de faïence, et les vend à de gens qui paient.
Il y a bien loin de tout cela, Madame, à la petite drôlerie dont vous avez vu l’esquisse [Irène]. Je n’ose vous en parler. Il faut avoir vingt cinq ans pour faire ces plaisanteries-là, et j’en ai quatre vingt trois. J’en suis plus faché que de toutes les traverses que j’essuie. Je me réfugie sous les ailes de mon brillant papillon, et sous l’égide de ma philosophe avec le plus tendre respect.
Voltaire
Le 5 décembre 1776 à Ferney »
"Si nous crions", on nous enverra des bataillons de commisssions qui étudieront, palabreront, tourneront en rond (et rond, petit patapon!), nous coûteront cher et accoucheront d'un projet mort-né comme de coutume lorsqu'il s'agit d'un progrès social.Mais il est vrai que comme au XVIIIème siècle, il y a "dans ce procédé je ne sais quoi de digne de la grandeur [(d’un roi)] de la France". Hélas !!!
18:17 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, sel, argent, déserteur, ministre
05/12/2008
amour contrarié
« A Catherine – Olympe du Noyer
Je ne sais si je dois vous appeler Monsieur ou Mademoiselle ; si vous êtes adorable en cornettes, ma foi vous êtes un aimable cavalier, et notre portier qui n’est point amoureux de vous, vous a trouvé un très joli garçon. La première fois que vous viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mine aussi terrible qu’aimable, et je crains que vous n’ayez tiré l’épée dans la rue, afin qu’il ne vous manquât plus rien d’un jeune homme : après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une fille.
Enfin, je vous ai vu, charmant objet que j’aime,
En cavalier déguisé dans ce jour,
J’ai cru voir Vénus elle-même
Sous la figure de l’amour.
L’amour et vous, vous êtes du même âge,
Et sa mère a moins de beauté ;
Mais malgré ce double avantage,
J’ai reconnu bientôt la vérité.
Olympe vous êtes trop sage
Pour être une divinité.
Il est certain qu’il n’est point de dieu qui ne dût vous prendre pour modèle, et il n’en est point qu’on doive imiter, ces sont des ivrognes, des jaloux et des débauchés. On me dira peut-être :
Avec quelle irrévérence
Parle des dieux ce maraud
Mais c’est assez parler des dieux, venons aux hommes. Lorsque je suis en train de badiner, j’apprends par Le Fèvre qu’on vous a soupçonnée hier. C’est à coup sûr la fille qui vous annonça, qui est la cause de ce soupçon qu’on a ici ; ledit Le Fèvre vous instruira de tout, c’est un garçon d’esprit et qui m’est fort affectionné, il s’est tiré très bien de l’interrogatoire de son Excellence [marquis de Chateauneuf]. On compte de nous surprendre ce soir, mais ce que l’amour garde est bien gardé, je sauterai par les fenêtres, et je viendrai sur la brune chez ** si je le puis ; Le Fèvre viendra chercher mes habits sur les quatre heures, attendez moi sur les cinq en bas, et si je ne viens pas, c’est que je ne le pourrai absolument point ; ne nous attendrissons point en vain, ce n’est pas par des lettres que nous devons témoigner de notre amour, c’est en nous rendant service : je pars vendredi avec M de Maussion ; que je vienne vous voir ou que je n’y vienne point, envoyez moi toujours ce soir vos lettres par Le Fèvre qui viendra les quérir ; gardez vous de madame votre mère, gardez un secret inviolable, attendez patiemment les réponses de Paris, soyez toujours prête pour partir, quelque chose qui arrive je vous verrai avant mon départ : tout ira bien, pourvu que vous vouliez venir en France et quitter une mère …dans les bras d’un père. Comme on avait ordonné à Le Fèvre de rendre toutes mes lettres à son E. j’en ai écrit une fausse que j’ai fait remettre entre ses mains, elle ne contient que des louanges pour vous et pour lui qui ne sont point affectées, Le Fèvre vous rendra compte de tout.
Adieu, mon cher cœur, aimez-moi toujours, et ne croyez pas que ne hasarderai pas ma vie pour vous.
Arouet
le 4 décembre 1713»
Le futur Voltaire a 19 ans, est plein de fougue, et en bon homme de théatre fait de la mise en scène grandeur nature avec son premier amour Pimpette. Il sait déja dissimuler et truquer sa correspondance ce qui vaudra à nombre d'éxégètes de longues nuits sans sommeil pour démèler le vrai du faux dans sa correspondance touffue .
Homme de lettres :"ce n’est pas par des lettres que nous devons témoigner de notre amour," et homme d'action : "c’est en nous rendant service" .
Rayon d'action modéré par le fait qu'à son époque la majorité est à 25 ans et qu'il n'a pas encore d'autonomie financière. Mme du Noyer mère contrarie les amoureux, François Marie Arouet ne revenant en grâce que lorsqu'il sera Voltaire, homme à succès et riche . Ce comportement n'est pas sans me rappeler celui de ceux qui volent au secours du succès de ceux qui peuvent leur obtenir des avantages : "souviens-toi, j'ai voté pour toi" ou "j'ai toujours dit que tu réussirais" et "tu peux compter sur moi" ; traduisez in petto : "je suis un lèche-bottes (je reste poli ;-)) et je compte bien tirer bénéfice de ta réussite !". Non, non ne voyez aucune allusion à un certain pouvoir de décision qui vient de sortir du chapeau gouvernemental, -oh pardon-, présidentiel !
Vive les amoureux !

"http://img.1.vacanceo.net/classic/138328.jpg"
19:18 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, pimpette, mère, amour
02/12/2008
a la fin on pensera
" A Jean François Marmontel, de l'Académie française, etc
....Mais pour la Sorbonne, je suis toujours de l'avis de Des Landes qui assure à la page 299 de son troisième volume que c'est le corps le plus méprisable du royaume.
...
Mon cher ami, vive le ministère de France, vive surtout M. le duc de Choiseul qui ne veut pas que les sorboniqueurs prêchent l'intolérance dans un siècle ausi éclairé. On lime les dents à ces monstres, on rogne leurs griffes, c'est déja beaucoup. Ils rugiront et on les entendra seulement pas. Votre victoire est entière, mon cher ami, ces drôles- là auraient été plus dangereux que les jésuites si on les avait laissés faire.
Je suis bien affligé que l'édit en faveur des protestants n'ait point passé. Ce n'est pas que les huguenots ne soient aussi fous que les sorboniqueurs, mais pour être fou à lier on n'en est pas moins citoyen, et rien ne serait assurément plus sage que de permettre à tout le monde d'être fou à sa manière.
.... Le théatre est désert comme les prêches de Genève. La décadence s'annonce de toutes parts. Nous allions nous sauver par la philosophie, mais on veut nous empêcher de penser. Je me flatte pourtant qu'à la fin on pensera, et que le ministère ne sera pas plus méchant envers les pauvre philosophes qu'envers les pauvres huguenots.
Je vous supplie d'embrasser pour moi le petit nombre de sages qui voudra bien se souvenir du vieux solitaire, votre tendre ami.
Voltaire
le 2 décembre 1767"
Comment encore penser , que penser, à quoi penser ? Je suis bien niais de poser ces questions ! La réponse est dans la boite à images qui nous offre des sujets de réflexion sans fin; je n'ose pas dire sans limite, vous me taxeriez de critique primaire ( ou primate si vous voulez) !
"A la fin on pensera", trop tard ? Encore assez tôt ? Rêvons que notre temps de cerveau libre ne soit pas éternellement dédié à des biens de consommation qui portent bonheur quand on marche dessus du pied droit ( ou gauche , je ne sais plus, toujours est-il que ça ne sent pas bon ).
18:11 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, penser, sorbonne, fou, citoyen
01/12/2008
courageux mais pas téméraire
"A Etienne-Noël Damilaville
Mon cher frère, voici encore quelques Quakre [Lettre d'un quaker à Jean-Georges Lefranc de Pompignan], qui me sont parvenus, je ne sais comment.
Comme il faut un peu s'amuser en faisant la guerre, je joins à ce paquet un conte à dormir debout [ Ce qui plait aux femmes], que vous n'aurez peut-être pas le temps de lire, mais frère Thiriot en aura le temps après avoir fait sa méridienne, ou pour faire sa méridienne.
...
Avez-vous reçu une Tolérance [Traité sur la tolérance] ? C'est un ouvrage pour les frères, et on croit qu'une petite semence de moutarde produira beaucoup de fruit un jour, car vous savez que la moutarde et le royaume des cieux c'est tout un.
...
Mais ce ne sont pas là nos affaires ; notre grande affaire est d'écr[aser] l'Inf[âme].
NB- Ne pourriez-vous pas faire tenir adroitement un Quakre à Merlin ou à Cailleau ? Il pourrait imprimer icelui. Il est sûr qu'il faut écr l'Inf mais sans nous compromettre.
Voltaire
1er décembre 1763"
Voltaire aurait bien fait la joie des Guignols de l'info, lui qui manie si facilement le "à l'insu de mon plein gré" : faisons imprimer une lettre critique, et oh surprise, comment en recevons nous à notre domicile ? Courageux, lâche, prudent, engagé , il sait tout être . Horripilant et satisfaisant, changeant comme le temps, j'allais dire "comme une femme", ne me pardonnez pas mesdames, c'est un fait avéré !
"Ecraser l'Infâme mais sans nous compromettre", celà m'évoque un délit de fuite, écrasons le cycliste mais sans dire qu'elle est la marque de la voiture qui lui est passée dessus , ni celle des freins ou de l'éclairage, des intérets matériels sont en jeu ! Il faut aussi avouer que l'on est habitué maintenant à connaitre des affaires de compromissions pour lesquelles l'écrasé n'est plus l'Infâme, mais l'ouvrier de base sacrifié souvent sur l'autel des bénéfices "toujours plus". Alors en attendant "le royaume des cieux", faisons , comme disait mon brave homme de père, des économies en achetant des pots de moutarde !
PS: Samedi 29 novembre 2008, j'ai eu le plaisir de connaitre le talent d'historien d'Olivier Guichard à Ferney-Voltaire, et lui le médiévaliste a sauté les siècles pour apporter quelques images de la vie du Voltaire ferneysien après recherches dans le fonds Gerlier qui malheureusement est resté longtemps inexploité . Bravo à lui.
16:04 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, tolérance, infame, écraser, sieste, méridienne