05/02/2010
il faut qu’il soit tragique, passionné, furieux, cruel, criminel, horrible, si l’on veut, et point du tout galant.
La Partie carrée (1713) Watteau
Je place ici ce tableau qui met en place les protagonistes avant que ça ne devienne trop cru pour vos chastes yeux !
Volti ne craint pas de parler de "partie carrée" à propos du sujet d'une pièce tragique d'un concurrent. Il a toujours eu le sens de la formule qui fait mouche, et là je lui tire mon chapeau !
« A Frédéric, prince héritier de Prusse
A Cirey ce 5 février [1738]
Prince, cet anneau magnifique[a[f1] ]
Est plus cher à mon cœur qu’il ne brille à mes yeux.
L’anneau de Charlemagne et celui d’Angélique [b[f2] ]
Etaient des dons moins précieux ;
Et celui d’Hans-Carvel,[c[f3] ] s’il faut que je m’explique,
Est le seul que j’aimasse mieux.
Votre Altesse royale m’embarrasse fort, Monseigneur, par ses bontés, car j’ai bientôt une autre tragédie à lui envoyer, et quelque honneur qu’il y ait à recevoir des présents de votre main, je voudrais pourtant que cette nouvelle tragédie [d[f4] ] servit à payer s’il se peut la bague, au lieu de paraître en briguer une nouvelle.
Pardon de ma poétique insolence, Monseigneur, mais comment voulez-vous que mon courage ne soit un peu enflé ? Vous me donnez votre suffrage, voilà, Monseigneur, la plus flatteuse récompense et je m’en tiens si bien à ce prix que je ne crois pas en vouloir retirer une autre de ma Mérope. Votre Altesse Royale me tiendra lieu du public. C’est assez pour moi que votre esprit mâle et digne de votre rang ait approuvé une pièce française sans amour. Je ne ferai pas l’honneur à notre parterre, et à nos loges de leur présenter un ouvrage qui condamne trop ce goût frelaté et efféminé introduit parmi nous. J’ose penser d’après le sentiment de Votre Altesse Royale que tout homme qui ne se sera pas gâté le goût par ces élégies amoureuses que nous nommons tragédies sera touché de l’amour maternel qui règne dans Mérope, mais nos Français sont malheureusement si galants , et si jolis, que tous ceux qui ont traité de pareils sujets les ont toujours ornés d’une petite intrigue entre une jeune princesse et un fort aimable cavalier . On trouve une partie carrée tout établie dans l’Electre de Crébillon, pièce remplie d’ailleurs d’un tragique très pathétique. L’Amasis de La Grange [e[f5] ] (qui est le sujet de Mérope) est enjolivé d’un amour très bien tourné. Enfin voilà notre goût général. Corneille s’y est toujours asservi. Si César vient en Egypte, c’est pour y voir une reine adorable, et Antoine lui répond : oui seigneur, je l’ai vue, elle est incomparable. Le vieux Marcien, le ridé Sertorius, sainte Pauline, sainte Théodore la prostituée est amoureuse.
Ce n’est pas que l’amour ne puisse être une passion digne du théâtre, mais il faut qu’il soit tragique, passionné, furieux, cruel, criminel, horrible, si l’on veut, et point du tout galant.
Je supplie Votre Altesse Royale de lire la Mérope italienne du marquis Maffei, elle verra que toute différente qu’elle est de la mienne j’ai du moins le bonheur de me rencontrer avec lui dans la simplicité du sujet, et dans l’attention que j’ai eue de n’en pas partager l’intérêt par une intrigue étrangère. C’est une occupation digne d’un génie tel que le vôtre que d’employer son loisir à juger les ouvrages de tout pays. Voilà la vraie monarchie universelle, elle est plus sûre que celle où les maisons d’Autriche et de Bourbon ont aspiré.
Je ne sais encore si Votre Altesse Royale a reçu mon paquet et la lettre de Mme la marquise du Châtelet par la voie de M. Plet. [f[f6] ]
Je vous quitte, Monseigneur, pour aller vite travailler au nouvel ouvrage dont j’espère dans quelques semaines amuser le Trajan et le Mécène du Nord.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, Monseigneur…
Voltaire. »
[f1]« Une très belle émeraude accompagnée de diamants » envoyée le 14 janvier pour remercier V* de l’envoi de Mérope.
[f2]Dans le Cycle de Charlemagne et le Roland furieux, un anneau donne respectivement l’amour et un pouvoir magique.
[f5]La Grange-Chancel
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