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04/08/2010

Le chagrin s'est emparé de moi, et m'a fait perdre la tête. Je suis devenu imbécile

Imbecile et verité.jpg
 
 

 

 



 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental


4è auguste 1777


Mon cher ange, il y a plus de soixante ans que vous voulez bien m'aimer un peu. Il faut que je fasse à mon ange un petit croquis de ma situation, quoiqu'il soit défendu de parler de soi-même, et quoiqu'on ait joué L'Égoïsme [ de Jean-François Cailhava de l'Estendoux, à la Comédie française le 19 juin 1777] bien ou mal, dans votre tripot de Paris.


J'ai quatre-vingt-trois ans, comme vous savez, et il y a environ soixante et six ans que je travaille . Tous les gens de lettres en France, hors moi, jouissent des faveurs de la cour, et on m'a ôté, je ne sais comment, du moins on ne me paye plus, une pension de deux mille livres que j'avais avant que Louis XV fût sacré [Louis XV fut sacré en octobre 1722 ;la pension reçue dans la période 172-1722 était pour dédommager des pertes subies après la faillite du système Law].


Je suis retiré depuis trente ans ou environ sur la frontière de la Suisse [arrivée à Genève et à Prangins en décembre 1754]. Je n'avais qu'un protecteur en France, c'était M. Turgot ; on me l'a ôté ; il me restait M. de Trudaine, on me l'ôte encore [Trudaine est « remercié » par Necker, et mourra le 5 août].


J'avais eu l'impudence de bâtir une ville ; cette noble sottise m'a ruiné [après la chute de Turgot en mai 1776 ; V* a prêté des sommes considérables à ceux qui se sont installés à Ferney, et on commence à fuir Ferney pour aller à la nouvelle ville de Versoix].


J'avais repris mon ancien métier de cuisine [ = le théâtre] pour me consoler ; je ne sens que trop , toute réflexion faite, que je n'entends rien à la nouvelle cuisine, et que l'ancienne est hors de mode.


Le chagrin s'est emparé de moi, et m'a fait perdre la tête. Je suis devenu imbécile au point que j'ai pris pour une chose sérieuse la plaisanterie de M. de Thibouville qui me demandait des pastilles d'épine-vinette. J'ai eu la bêtise de ne pas entendre ce logogriphe ; j'ai cru me ressouvenir qu'on faisait autrefois des pastilles d'épine-vinette à Dijon, et j'en ai fait tenir une petite boite à votre voisin au lieu de vous envoyer le mauvais pâté que je vous avais promis [Agathocle].


Ce pâté est bien froid, cependant il partira à l'adresse que vous m'avez donnée à condition que vous n'en mangerez qu'avec M. de Thibouville, et que vous me le renverrez tel qu'il est, partagé en cinq morceaux [5 actes].


Je ne vous dirai point combien tous les pâtés qu'on m'a envoyés de votre nouvelle cuisine m'ont paru dégoûtants. Mon extrême aversion pour ce mauvais goût ne rendra pas mon pâté meilleur. Peut-être qu'en le faisant réchauffer on pourrait le servir sur table dans deux ou trois ans, mais il faudrait surtout qu'il fut servi par les mains d'une jeune personne de dix-huit à vingt ans, qui sût faire les honneurs d'un pâté comme Mlle Adrienne [ Lecouvreur] les faisait à trente ans passés. Il nous faudrait aussi un maître d'hôtel tel que celui qui est le chef de la cuisine ancienne [Lekain], et qui vous fait sa cour quelquefois. Et avec toutes ces précautions, je doute encore que ce pâté qui n'est pas assez épicé fût bien reçu. Quoi qu'il en soit, goûtez-en un petit moment, mon cher ange, et renvoyez-le moi subito, subito.



Je ne vous parle point du voyageur que vous prétendiez devoir passer chez moi [ Joseph II, empereur qui voyageait sous le nom de comte Falkenstein, fils d'Élisabeth d'Autriche]. Je ne sais si vous savez qu'il a été assez mécontent de la ville [Genève, dont Jacques Necker a été le représentant à Paris de 1768 à 1776] qui a été représentée quelques années par un grand homme de finances, et que cette ville a été encore plus mécontente de lui. Quoi qu'il en soit, je ne l'ai point vu [le 10 août, Frédéric lui écrit qu'il a « … appris de bonne part que l'Impératrice a défendu à son fils de voir le vieux patriarche de la tolérance. » ], et je ne compte point cette disgrâce parmi les mille et une infortunes que je vous ai étalées au commencement de mon épître chagrine.[*]



Le résultat de tout ce bavardage, c'est que j'aimerai mon cher ange, et que je me mettrai à l'ombre de ses ailes, jusqu'au dernier moment de ma ridicule vie.



V. »

 


*V* présente les faits à De Lisle le 18 juillet : « Mon âge, mes maladies et ma discrétion m'ont empêché de me trouver sur sa route … Deux horlogers genevois, habitants de Ferney, moins discrets …, s'avisèrent, après boire , d'aller à sa rencontre jusqu'à Saint Genis, arrêtèrent son carrosse, lui demandèrent où il allait, et s'il ne venait pas chez moi … L'un de ces républicains polis lui dit que c'était une députation de ma part. L'empereur ayant appris depuis que ces messieurs étaient des natifs de Genève n'a point voulu coucher dans la ville, ni même voir les syndics, qui se sont présentés à lui … »

Charles Bonnet les présente ainsi à Haller le 16 juillet : « Le vieillard attendait avec tout son monde bien paré ; il avait mis sa grande perruque dès huit heures du matin, fait d'immenses préparatifs pour le dîner, et poussé l'attention pour le monarque jusqu'à faire enlever toutes les pierres du grand chemin … Cependant le voyageur lui donna la mortification de passer outre sans s'arrêter un seul instant ; et même lorsque le postillon lui nomma Ferney, l'empereur lui cria fort haut et par deux fois : « Fouette cocher! » De là il alla dans la nouvelle ville (Versoix)... Il est clair par toute sa conduite qu'il a voulu mortifier le seigneur de Ferney, qui, je vous l'assure, l'a profondément senti... »

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