26/02/2011
Il s'en faut de beaucoup que le c. de Richelieu ait porté autant d'envie à Corneille que le roi de Prusse m'en portait
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
A Berlin 26 février [1753]
Mon cher ange, j'ai été très malade et en même temps plus occupé qu'un homme en santé ; étonné de travailler dans l'état où je suis, étonné d'exister encore, et me soutenant par l'amitié, c'est-à-dire par vous et par Mme Denis . Je suis ici le meunier de La Fontaine i. On m'écrit de tous les côtés : partez, fuge crudeles terras fuge littus iniquum ii, mais partir quand on est depuis un mois dans son lit, et qu'on n'a point de congé, se faire transporter couché à travers cent mille baïonnettes, cela n'est pas tout à fait aussi aisé qu'on le pense . Les autres me disent : Allez vous en à Potsdam, le roi vous a fait chauffer votre appartement , allez souper avec lui . Cela m'est encore plus difficile . S'il s'agissait d'aller faire une intrigue de cour, de parvenir à des honneurs et à de la fortune, de repousser les traits de la calomnie, de faire ce qu'on fait tous les jours auprès des rois, j'irais jouer ce rôle là tout comme un autre ; mais c'est un rôle que je déteste, et je n'ai rien à demander à aucun roi .
Maupertuis que vous avez si bien défini iii est un homme que l'excès d'amour-propre a rendu très fou dans ses écrits, et très méchant dans sa conduite . Mais je ne me soucie point du tout d'aller dénoncer sa méchanceté au roi de Prusse .
J'ai plus à reprocher au roi qu'à Maupertuis . Car j'étais venu pour Sa Majesté et non pour ce président de Bedlam iv. J'avais tout quitté pour elle, et rien pour Maupertuis , elle m'avait fait des serments d'une amitié à toute épreuve, et Maupertuis ne m'avais rien promis . Il a fait son métier de perfide en intéressant sourdement l'amour-propre du roi contre moi . Maupertuis savait mieux qu'un autre à quel excès se porte l'orgueil littéraire . Il a su prendre le roi par son faible . La calomnie est entrée très aisément dans un cœur né jaloux et soupçonneux v. Il s'en faut de beaucoup que le c. de Richelieu ait porté autant d'envie à Corneille que le roi de Prusse m'en portait . Tout ce que j'ai fait pendant deux ans pour mettre ses ouvrages de prose et de vers en état de paraitre a été un service dangereux qui déplaisait dans le temps même qu'il affectait de m'en remercier avec effusion de cœur . Enfin son orgueil d'auteur piqué l'a porté à écrire une malheureuse brochure contre moi, en faveur de Maupertuis vi qu'il n'aime point du tout ; il a senti avec le temps que cette brochure le couvrait de honte et de ridicule dans toutes les cours de l'Europe, et cela l'aigrit encore . Pour achever le galimatias qui règne dans toute cette affaire, il veut avoir l'air d'avoir fait un acte de justice, et de le couronner par un acte de clémence vii. Il n'y a aucun de ses sujets , tout prussiens qu'ils sont, qui ne le désapprouve . Mais vous jugez bien que personne ne le lui dit . Il faut qu'il se dise tout à lui-même . Et ce qu'il se dit en secret c'est que j'ai la volonté et le droit de laisser à la postérité sa condamnation par écrit . Pour le droit je crois l'avoir . Mais je n'ai d'autre volonté que de m'en aller , et d'achever dans la retraite le reste de ma carrière entre les bras de l'amitié, et loin des griffes des rois qui font des vers et de la prose .
Je lui ai mandé tout ce que j'ai sur le cœur . Je l'ai éclairci . Je lui ai dit tout . Je n'ai plus qu'à lui demander une seconde fois mon congé . Nous verrons s'il refusera à un moribond la permission d'aller prendre les eaux viii. Tout le monde me dit qu'il me la refusera, je le voudrais pour la rareté du fait . Il n'aura qu'à ajouter à L'Antimachiavel un chapitre sur le droit de retenir les étrangers par force, et de le dédier à Busiris ix. Quoi qu'on me dise, je ne le crois pas capable d'une si atroce injustice . Nous verrons . J'exige de vous et de Mme Denis que vous brûliez tous deux les lettres que je vous écris par cet ordinaire, ou plutôt par cet extraordinaire . Adieu, mes chers anges .
V. »
i Le meunier, son fils et l'âne .
ii Fuis des terres cruelles, fuis une rive inique .
iii Le 18 janvier, d'Argental écrit : « ... je le connaissais pour un homme dur jusqu'à la férocité, jaloux, envieux, intraitable ..., mais j'ai appris depuis votre départ qu'il était ... capable des intrigues les plus adroites, et des plus profondes noirceurs, plusieurs personnes dignes de foi m'en ont raconté les traits affreux ... »
iv Asile de fous de Londres . Allusion aux théories/ « rêveries » de Maupertuis .
v Dans ses Mémoires, V* écrit : « Il (Maupertuis) ajouta ... que je trouvais les vers du roi mauvais, et cela réussit » ; dans une pseudo-lettre à Mme Denis du 24 juillet 1752, il précise « (Maupertuis) débite sourdement que le roi m'ayant envoyé ses vers à corriger, j'avais répondu : Ne se lassera-t-il pas de m'envoyer son linge sale à blanchir ? » D. Thiébault cite cette phrase dans ses Mémoires, bien que n'étant arrivé à Berlin qu'en 1765 et ses Mémoires publiés en 1826 ; il se serait contenté des écrits de V* . Toutefois , le roi fait une allusion à des « traits » lancés contre ses ouvrages par V*, dans sa lettre du 15 mars .
Lettre MCMLXVIII page 56 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80033k/f60.image.r=...
vi Lettre d'un académicien de Berlin à un académicien de Paris . http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5624446m
vii Le 27 janvier, à l'envoyé de France La Touche : « S.M. Le roi de Prusse vient de m'inviter à retourner avec elle à Potsdam, le 30, jour de son départ . Si vous écrivez à Paris et à Versailles, je vous prie de vouloir bien mander cette nouvelle pour détruire les faux bruits qui y courent . »
Et à Walther le 1er février 1753 , voir page 49 l' « avertissement » qu'il lui demande de faire paraitre : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80033k/f53.image.r=...
viii A Plombières . Voir lettre à Frédéric du 11 mars 1753 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/03/11/d...
et la réponse du roi : lettre MCMLXVIII Cf. note v.
ix Roi légendaire d'Égypte qui faisait périr les étrangers au feu sur des lits de fer .http://www.cosmovisions.com/$Busiris.htm
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