06/07/2015
ayant sous son nez 80 mille autrichiens et 100 mille Russes à son cul
... A vue de nez bien entendu .
« A Nicolas-Claude Thieriot
A Tournay 7 juillet [1760]1
Vous m'avez comblé de joie, mon ancien ami, par votre lettre du 28 2. Souvenez-vous je vous prie de l’interprétation de la nature et des deux derniers tomes de Mose's Legation . Je vous renvoie Le Pauvre Diable du cousin Vadé . Quel est l'animal qui l'a imprimé ? Il y manquait un vers . J'ai pris la liberté de le suppléer . J'espère que Catherine le trouvera bon .
Quel est aussi le butor qui a imprimé les notes du Russe, et qui dit qu'Henri IV fut assassiné le 10 mai ? C'est le 14 . J'ai encore pris la liberté de corriger cette faute . M. d'Alembert a sans doute un Russe ; je ne crois pas qu'il se fasse Prussien si aisément ; le Salomon du Nord doit être un peu embarrassé après la perte de ses vingt mille hommes à Landshut, ayant sous son nez 80 mille autrichiens et 100 mille Russes à son cul 3, lesquels Russes sont de rudes postdamites .4 Je ne sais si je me trompe, mais j'ai une grande idée de l'année 1760 . On me mande qu'on vient d'envoyer prisonnier à Stade le landgrave de Hesse . Je n'en suis pas surpris ; il y a trois ans qu'il était prisonnier ; et en dernier lieu il l'était encore dans ses États .
On dit que le duc de Broglie, Sage en projets et vif dans les combats 5, a pris Marbourg et son château avec 1200 hommes . Le Salomon du Nord m'écrit toujours . Il me mande que le 19 juin, il a voulu donner bataille à M. de Daun, qu'il n'a pu en venir à bout, mais que ce qui est différé n'est pas perdu 6 ; il aime toujours à écrire en prose et en vers quelque situation qu’il se trouve ; mais je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il réparât par la moindre galanterie l'indigne traitement fait à ma nièce dans Francfort . Tant pis pour lui, n'en parlons plus .
Je vous ai mandé ce que je pensais d'un voyage en Russie ; j'aime fort Le Russe à Paris, mais je n'aime point que le premier baron chrétien 7 soit russe . Songez que ces Russes ne sont chrétiens que depuis 600 ans,8 ou environ , et qu'il y avait déjà plusieurs siècles que les Montmorency étaient baptisés . Je ne veux ni premier baron chrétien à Archangel, ni premier philosophe en Brandebourg 9.
Maître Aliboron dit Fréron, me paraît furieusement bête ; il conte qu'un jour la nouvelle se répandit qu'il était aux Galères 10, et il est assez aveugle pour ne pas voir que c'est une nouvelle toute simple .
Ramponeau 11 n'est point si plaisant que Le Pauvre Diable, mais Ramponeau peut tenir son coin dans le Recueil, 12 quand ce ne serait qu'en faveur de la cabaretière Raab, aïeule de qui vous savez 13.
Dites à l'abbé Trublet qu'il faut qu'il se réconcilie avec les vers, comme Pompignan le prêtre avec l'Esprit .14
Dites à Protagoras qu'il se trompe grossièrement pour la première fois de sa vie, s'il pense que M. le duc de Ch[oiseul] protège les Polissots et les Frelons au point de prendre leur parti contre les hommes qu'il estime ; il les a protégés en grand seigneur tel qu'il est, il leur a donné du pain, mais il est si loin de prendre leur parti, qu'il trouvera fort bon qu'on les assomme de coups de canne ; on aurait beaucoup mieux fait de prendre ce parti, que d'aller fourrer mal à propos, la fille de M. le duc de Luxembourg 15 dans des querelles de comédie .
Je savait déjà que Robin mouton devait retourner à sa bergerie 16. Je ne sais si l'abbé de Morlaix ne restera pas encore quelques jours dans son château 17; c'est dommage qu'un aussi bon officier ait été fait prisonnier à l'entrée de la campagne .
Vous devriez bien conjointement avec Protagoras, m'envoyer une liste des ennemis et de leurs ridicules . Cela sera un peu long, mais il faut travailler pour le bien de la patrie . Je voudrais un peu de faits ; je voudrais jusqu'aux noms de baptême, si cela se pouvait ; les noms de saints font toujours un très bon effet en vers ; je ne sais si l'abbé Trublet est de cet avis .
Nous avons ici une espèce de plaisant 18 qui serait très capable de faire une façon de Secchia rapita,19 et de peindre les ennemis de la raison, dans tout l'excès de leur impertinence . Peut-être mon plaisant fera-t-il un poème gai et amusant, sur un sujet qui ne le paraît guère . La Dunciade de Pope me paraît un sujet manqué .
Il est important encore de savoir le nom du libraire qui imprime le Journal de Trévoux, le Journal chrétien ou tels autres rogatons . Si ce libraire a femme ou fille, ou petit garçon, car il faut de l'amour et de l'intérêt dans le poème sans quoi point de salut ; en un mot , mon plaisant veut rire, et faire rire, et mon plaisant a raison, car on commence à se lasser des injures sérieuses, mais gardez le secret à mon plaisant . Interim I am with all my heart
Yr V. 20»
1 Date complétée par Thieriot . Le passage du début Souvenez-vous […] a sans doute un Russe ; est omis dans l'édition de Kehl et les suivantes .
2 Elle ne nous est pas parvenue .
3 Ces chiffres sont exagérés .
4 Néologisme voltairien datant de l'époque berlinoise par allusion aux mœurs de Frédéric II, en alliant Potsdam et sodomite .
5 Vers 17 du Pauvre Diable .
6 Lettre du 21 juin 1760 :
7 Le comte de Montmorency .
8 Les frères Cyril et Methodius ont évangélisé les Slaves au Ixè siècle .
9 D'Alembert ; qu'on trouve aussi désigné comme Protagoras .
10 Cependant, dans un compte rendu courageux de l’Écossaise, dans L’année littéraire, 1760, IV, 115, Fréron y soutient la thèse que L’Écossaise est une trop mauvaise pièce pour être de V* .
11 Sur Ramponeau, voir lettre du 29 mai 1760 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/05/28/o...
12 Le Recueil des facéties parisiennes, 1760, qui parut en un volume au début de septembre 1760 .
13 Aïeule de Jésus ; voir Évangile de Matthieu , I, 5 .
14 Allusion à La Dévotion réconciliée avec l'esprit, de Le Franc de Pompignan, Montauban, etc., 1755 .
15 Mme de Rebecq .
16 Voir lettre du 9 juin 1760 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/06/09/m...
17 L'abbé Morellet devait en sortir bientôt, après y avoir été bien traité ; voir ses mémoires, 1812, I, 89-95 ; Morellet que V* nomme volontiers Mords-les ; voir lettre du 22 juillet 1760 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/07/22/i...
18 Ce visiteur n'est autre que Casanova, qui dit, inexactement, qu'il arriva à Genève le 10 août 1760 (Histoire de ma vie, VI, 9 ) . Casanova rapporte d'ailleurs qu'il vit La Sec chia rapita sur une table de chevet dans la chambre à coucher de V* aux Délices .
19 Poème héroïco-comique d'Alessandro Tassoni (1622) ; voir sur l'opinion qu'en avait V*, sa lettre à Panckoucke du 28 février 1767 :
20 En attendant je suis de tout mon cœur votre V .
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