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24/06/2019

le courage, la résignation aux lois de la nature, le profond mépris pour toutes les superstitions, le plaisir noble de se sentir d’une autre nature que les sots, l’exercice de la faculté de penser, sont des consolations véritables

... Programme intéressant, isn't it ?

 

 

« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Aux Délices , 22è mai 1764 1

Vous me faites une peine extrême, madame ; car vos tristes idées ne sont pas seulement du raisonner 2, c’est de la sensation. Je conviens avec vous que le néant est, généralement parlant, beaucoup mieux que la vie ; le néant a du bon ; consolons-nous, nous en tâterons. Il est bien clair 3, que nous serons, après notre mort, ce que nous étions avant de naître ; mais, pour les deux ou trois minutes de notre existence, qu’en ferons-nous ? Nous sommes , à ce qu’on prétend 4(1), de petites roues de la grande machine, de petits animaux à deux pieds et à deux mains comme les singes, moins agiles qu’eux, aussi comiques, et ayant une mesure d’idées plus grande. Nous obéissons tous au mouvement général imprimé par le maître de la nature (2) ; nous ne nous donnons rien, nous recevons tout ; nous ne sommes pas plus les maîtres de nos idées que de la circulation du sang dans nos veines. Chaque être, chaque manière d’être tient nécessairement à la loi générale. Il est ridicule (3) et impossible que l’homme se donnât quelque chose (4), quand la foule des astres ne se donne rien , et que nous fussions libres (dans le sens théologien) quand (5) l’univers est esclave !

Voilà une belle chienne (6) de condition, direz-vous. Je souffre, je me débats contre mon existence que je maudis et que j’aime ; je hais la vie et la mort ; qui me consolera, qui me soutiendra ?  La nature entière est impuissante à me soulager.

Voici (7) , madame, ce que j’imaginerais pour remède. Il n’a dépendu ni de vous ni de moi de perdre les yeux (8), d’être privés de nos amis, d’être dans la situation où nous sommes. Toutes vos privations, tous vos sentiments, toutes vos idées sont des choses absolument nécessaires. Vous ne pouviez vous empêcher de m’écrire la très philosophique et très triste lettre que j’ai reçue de vous ; et moi je vous écris nécessairement que le courage, la résignation aux lois de la nature, le profond mépris pour toutes les superstitions, le plaisir noble de se sentir d’une autre nature que les sots, l’exercice de la faculté de penser, sont des consolations véritables.

Cette idée, que j’étais destiné à vous représenter, rappelle nécessairement dans vous votre philosophie. Je deviens un instrument qui en affermit un autre, par lequel je serai affermi à mon tour. Heureuses les machines qui peuvent s’aider mutuellement !

Votre machine est une des meilleures de ce monde. N’est-il pas vrai que, s’il vous fallait choisir entre la lumière et la pensée, vous ne balanceriez pas, et que vous préféreriez les yeux de l’âme à ceux du corps ? J’ai toujours désiré que vous dictassiez la manière dont vous voyez les choses, et que vous m’en fissiez part ; car vous voyez très bien et vous peignez de même.

 Dites moi, je vous prie , madame, votre critique de ma critique sur un endroit des Horace, cela vous amusera et m'éclairera . C'est une consolation de mettre son esprit sur la papier ; confiez-moi tout ce qui vous passe par la tête .(9)

J’écris rarement, parce que je suis agriculteur. Vous ne vous doutez pas de ce métier-là, c’est pourtant celui de nos premiers pères. J’ai toujours été accablé d’occupations assez frivoles qui m'engloutissaient tous mes moments (10); mais les plus agréables sont ceux où je reçois de vos nouvelles, et où je peux vous dire combien votre âme plaît à la mienne et à quel point je vous regrette. Ma santé devient tous les jours plus mauvaise, tout le monde n’est pas comme Fontenelle. Allons, madame, courage, traînons notre lien jusqu’au bout.

Soyez bien persuadée du véritable intérêt que mon cœur prend à vous et de mon très tendre respect.

V. (11)

Je suis très aise que rien ne soit changé pour les personnes auxquelles vous vous intéressez. Voilà un conseiller du parlement 5 intendant des finances ; il n’y en avait point d’exemple. Les Finances vont être gouvernées en forme. L’État, qui a été aussi malade que vous et moi, reprendra sa santé.6 »

1 L'original de cette lettre est conservé . On possède aussi la minute autographe de V* que Wagnière a fidèlement suivie pour transcrire la lettre . Deux autres manuscrits sont encore fortement intéressants . L'un est une copie avec des corrections autographes de V* : elle avait été préparée en vue d'une édition qui n'eut pas lieu . Cette copie à son tour portait tant de modifications qu'il fallut la transcrire de nouveau lorsque V* voulut y apporter de nouvelles corrections . D'autres copies n'ont pas d'intérêt . On a ici le texte qui fut réellement envoyé en réponse à la lettre de la marquise du 16 mai 1764 ci-après .

« Ce mercredi 16 mai 1764

« Je suis ravie , monsieur que l'honneur vous déplaise, il y a longtemps qu'il me choque , il refroidit, il nuit à la familiarité et ôte l'air de vérité . Je proposai il y a quelque temps à une personne de mes amies de le bannir de notre correspondance . Elle me répondit, faisons plus que François Ier, perdons jusqu'à l'honneur .  Vous avez bien mal lu ma dernière lettre, puisque vous avez compris que j'étais en liaison avec Mme de Pompadour . Je vous mandais que j'avais été fort occupée de sa maladie et de sa mort, et que je m'y intéressai autant que tant d'autres à qui cela ne faisait rien ; jamais je ne l'avais vue ni rencontrée, mais je lui avais cependant de l'obligation, et par rapport à mes amis j'appréhendais fort sa perte . Il n'y a pas d'apparence jusqu'à présent , qu'elle produise aucun changement dans leur situation . Voilà monsieur d'Albi archevêque de Cambrai . Voilà les dames qui suivent le roi à son premier voyage de saint-Hubert, et ce sont Mmes de Mirepoix, de Gramont et d'Ecquevilly . Je me chargerais volontiers de vous mander ces sortes de nouvelles si je croyais qu'elles vous fissent plaisir et que vous n'eussiez pas de meilleures correspondantes que moi .

« Un autre article de ma lettre que vous avez encore mal entendu, c'est que je vous disais que le plus grand de tous les malheurs était d'être né . Je suis persuadée de cette vérité et qu'elle n'est pas particulière à Judas, Job et moi , mais à vous, mais à feue Mme de Pompadour, à tout ce qui a été, à tout ce qui est et à tout ce qui sera . Vivre sans aimer la vie ne fait pas désirer sa fin, et même ne diminue guère la crainte de la perdre . Ceux de qui la vie est heureuse ont un point de vue bien triste, ils ont la certitude qu'elle finira . Tout cela sont des réflexions bien oiseuses, mais il est certain que si nous n'avions pas de plaisir il y a cent ans, nous n'avions ni peine ni chagrins , et des 24 heures de la journée, celles où l'on dort me paraissent les plus heureuses ; vous ne savez point et vous ne pouvez savoir par vous même quel est l'état de ceux qui pensent, qui réfléchissent, qui ont quelque activité, et qui sont dans le même temps sans talent, sans passion, sans occupation, sans dissipation, qui ont eu des amis, qui les ont perdus sans pouvoir les remplacer ; joignez à cela de la délicatesse dans le goût, un peu de discernement, beaucoup d’amour pour la vérité ; crevez les yeux à ces gens-là, et placez -les au milieu de Paris, de Pékin, enfin où vous voudrez, et je vous soutiendrai qu'il serait heureux pour eux de n'être pas né . L'exemple que vous me donnez de votre jeune homme est singulier, mais tous les maux physiques quelque grands qu'ils soient (excepté la douleur ) attristent et abattent moins l’âme , que les chagrins que nous causent le commerce et la société des hommes . Votre jeune homme est avec vous, sans doute qu'il vous aime, vous lui rendez des soins, vous lui marquez de l'intérêt, il n’est point abandonné à lui-même, je comprends qu'il peut être heureux . Je vous surprendrais si je vous avouais que de toutes mes peines, mon aveuglement et ma vieillesse sont les moindres . Vous concluerez peut-être de là que je n'ai pas une bonne tête, mais ne me dites point que c'est ma faute si vous ne voulez pas vous contredire vous-même ; vous m'avez écrit dans une de vos dernières lettres, que nous n'étions pas plus maîtres de nos affections , de nos sentiments, de nos actions, de notre maintien, de notre marcher, que de nos rêves ; vous avez bien raison et rien n'est si vrai ; que conclure de tout cela ? Rien et mille fois rien, il faut finir sa carrière en végétant le plus qu'il est possible .

« Une seule chose me ferait plaisir c'est de vous lire . Si j'étais avec vous , j'aurais l'audace de vous faire quelques représentations sur quelques-unes de vos critiques sur Corneille . Je les trouve presque toutes fort judicieuses, mais il y en a une dans Les Horaces à laquelle je ne saurais souscrire . Mais vous vous moqueriez de moi si j'entreprenais une dissertation .

Ayez bien soin de votre santé monsieur . Vous êtes heureux à ce qu'il me paraît, et vous adoucissez mes malheurs par l'assurance que vous me donnez de votre amitié et par le plaisir que me font vos lettres. »

2Sur cet emploi substantivé de l'infinitif raisonner, voir lettre du 14 mars 1762 à Thibouville : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2017/02/24/les-anges-ni-vous-ni-moi-ne-connaissaient-la-piece-il-y-a-qu-5914624.html

3 Le passage de Sénèque le Tragique auquel pense ici V* , comme en plusieurs autres occasions (Poème sur le désastre de Lisbonne, Traité sur la Tolérance, Dieu et les Hommes, De l'âme, Un chrétien contre six juifs ) est celui-ci , dans les Triades, 397, 407-408 : Postmortem nihil, ipsaque mors nihil […] / Quaeria quo jaceant post obitum loco ? / Quo non nata jacent. = Après la mort il n'y a rien, et la mort elle-même n'est rien […] Tu demandes où peuvent aller loger [les êtres] après la mort / Là où sont ceux qui ne sont pas nés .

Quant aux passages de Lucrèce concernant l' anéantissement posthume, V* les a relevés lui-même dans les Questions sur l'Encyclopédie (Les Pourquoi?).

4 Pour les variantes des éditions, repérées par les chiffres entre parenthèses voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/07/correspondance-annee-1764-partie-18.html

5 Laverdy .

6 Le post scriptum a été barré, puis restauré ; il est omis dans la troisième copie du manuscrit

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