11/08/2019
quand les hommes sont ou méchants ou prévenus, il faut ou les fuir ou les détromper
...
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
27è juin 1764, à Ferney
27 juin 1764 1
Notre commerce à tâtons devient vif, madame. Votre grand’tante faisait très bien de prendre le temps comme il vient et les hommes comme ils sont 2 . Mais quand le temps est mauvais, il faut un abri ; et quand les hommes sont ou méchants ou prévenus, il faut ou les fuir ou les détromper : c’est le cas où je me trouve. Vous ne vous attendiez pas à être chargée d’une négociation, madame. C’est ici où le quinze-vingts des Alpes a besoin des bontés de la très judicieuse quinze-vingts de Saint-Joseph.
Rousseau, dont vous me parlez 3, m’écrivit, il y a trois ans, ces propres mots de Montmorency : « Je ne vous aime point, vous donnez chez vous des spectacles ; vous corrompez les mœurs de ma patrie pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. Je ne vous aime point, monsieur, et je ne rends pas moins justice à vos talents. 4»
Une telle lettre, de la part d’un homme avec qui je n’étais point en commerce, me parut merveilleusement folle, absurde et offensante. Comment un homme qui avait fait des comédies pouvait-il me reprocher d’avoir des spectacles chez moi, en France ? Pourquoi me faisait-il l’outrage de me dire que Genève m’avait donné un asile ? Eh ! j’en donne quelquefois ; je vis dans mes terres, je ne vais point à Genève ; en un mot, je ne comprends point sur quel prétexte Rousseau put m’écrire une pareille lettre. Il a sans doute bien senti qu’il m’avait offensé, et il a cru que je m’en devais venger ; c’est en quoi il me connaît bien mal.
Quand on brûla son livre 5 à Genève, et qu’il y fut décrété de prise de corps, il s’imagina que c’était moi qui avais fait une brigue contre lui, moi qui ne vais jamais à Genève 6. Il écrit à Mme la duchesse de Luxembourg que je me suis déclaré son plus mortel ennemi 7 ; il imprime que je suis le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs 8. Moi, persécuteur ! C’est Jeannot Lapin qui est un foudre de guerre. Moi, j’aurais été un petit père Le Tellier ! quelle folie ! Sérieusement parlant, je ne crois pas qu’on puisse faire à un homme une injure plus atroce que de l’appeler persécuteur.
Si jamais j’ai parlé de Rousseau autrement que pour donner un sens très favorable à son Vicaire savoyard, pour lequel on l’a condamné, je veux être regardé comme le plus méchant des hommes. Je n’ai pas même voulu lire un seul des écrits qu’on a faits contre lui, dans cette circonstance cruelle où l’on devait respecter son malheur et estimer son génie.
Je fais madame la maréchale de Luxembourg juge du procédé de Rousseau envers moi et du mien envers lui . Je me confie à son équité, et je vous supplie de rapporter le procès devant elle. J’ambitionne trop son estime pour la laisser douter un moment que je sois capable de me déclarer contre un infortuné.
Je suis touché si sensiblement que je ne puis cette fois-ci vous parler d’autre chose. Vous aurez sans doute chez vous M. d’Argenson, et vous vous consolerez tous deux du mal que la fortune a fait à l’un et que la nature a fait à l’autre 9. Adieu, madame, pour moi je serai consolé si vous me défendez de l’imputation calomnieuse que j’essuie. Comptez sur mon très tendre et très sincère attachement.
V. »
1 La répétition à Ferney[...]1764 est de la main de V* .
2 Mme Du Deffand écrit le 17 juin 1764 : « Ne parlons plus de bonheur […] on ne se rend point heureux par système, il n'y a de bonnes recettes pour le trouver que celle d'une de mes grand’tantes, de prendre le temps commme il vient et le sgens comme ils sont . »
3 « Avez-vous lu la dernière lettre de Rousseau, où il parle de M. de Luxembourg ? J'ai fait lire à Mme de Luxemb[ourg] ce que vous m'avez écrit pour elle, cela a été reçu couci-couci . Vous êtes, dit-elle, le plus grand ennemi de Jean-Jacques, et elle se pique d'un grand amour pour lui . »
4 Voir la lettre du 22 juin 1764 à de Château-Lyon : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/08/03/c-est-jeannot-lapin-a-qui-on-fait-accroire-qu-il-est-un-foudre-de-guerre.html
5 Le 19 juin 1762 .
6 Outre que l'affirmation de V* n'est pas exacte ( voir lettre du 22 juin 1764 à Théodore Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/06/24/l... ) , la raison qu'il donne n'est guère convaincante car il voit assez de genevois à Ferney et aux Délices pour avoir toutes les relations nécessaires à Genève .
7 Il le dit plutôt dans sa lettre du 28 mai , cette phrase de Rousseau n'est pas connue autrement .
8 Voir lettre du 22 juin 1764 à de Château-Lyon .
9 L'un est exilé, et l'autre aveugle .
11:55 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.