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24/04/2022

les ministres s’étaient fait une loi de ne point se compromettre pour leurs amis, et de ne se rien demander les uns aux autres

... Voulez-vous que je vous dise : j'en doute , et même je suis quasiment sûr que c'est exactement le contraire qui prévaut . On ne devient pas ministre sans accointances . Les paris sont ouverts à partir de ce soir à 20H .

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

12è janvier 1767

Vous serez peut-être impatienté, mon adorable ange, de recevoir si souvent de mes lettres ; mais c’est que je suis bien affligé d’en recevoir si peu de vous. Pardonnez, je vous en conjure, aux inquiétudes de Mme Denis et aux miennes.

Voyez encore une fois dans quel embarras cruel nous a jetés le délai de parler à monsieur le vice-chancelier, que dis-je, mon cher ange, de lui faire parler ? On s’est borné à lui faire écrire, et il n’a reçu la lettre de recommandation qu’après avoir porté l’affaire à un bureau de conseillers d’État. Voilà certainement de ces occasions où M. le duc de Praslin aurait pu parler sur-le-champ, interposer son crédit, donner sa parole d’honneur, et finir l’affaire en deux minutes.

Vous nous mandâtes quelque temps auparavant, à propos de M. de Sudre, que les ministres s’étaient fait une loi de ne point se compromettre pour leurs amis, et de ne se rien demander les uns aux autres. Ce serait assurément une loi bien odieuse que l’indifférence, la mollesse et un amour-propre concentré en soi même, auraient dictée. Je ne puis m’imaginer qu’on n’ait de chaleur que pour des vers de tragédie, et qu’on n’en mette pas dans les choses les plus intéressantes pour des amis tels que vous.

Il ne m’appartient pas de me dire l’ami de M. le duc de Choiseul, comme Horace l’était de Mécène ; mais il m’honore de sa protection. Sachez que, dans le temps même que vous ne vous adressiez pas à votre ami pour une affaire essentielle qui peut vous compromettre autant que moi-même, M. le duc de Choiseul, accablé d’affaires, parlait à monsieur le vice-chancelier pour un maître des comptes, beau-frère de Mlle Corneille qui a épousé M. Dupuits. M. le duc de Choiseul, qui ne connaît ni M. Dupuits ni ce maître des comptes, faisait un mémoire à ma seule recommandation, le donnait à M. de Maupéou, m’envoyait copie du mémoire, m’envoyait une lettre de quatre pages de monsieur le vice-chancelier sur cette affaire de bibus 1. Voilà comme on en agit quand on veut obliger, quand on veut se faire des créatures. M. le duc de Choiseul a tiré deux hommes 2 des galères à ma seule prière, et a forcé M. le comte de Saint-Florentin à faire cette grâce. Je ne connaissais pas assurément ces deux galériens ; ils m’étaient seulement recommandés par un ami.

Est-il possible que dans une affaire aussi importante que celle dont il s’agit entre nous, votre ami, qui pouvait tout, soit demeuré tranquille ! Pensez-vous qu’une lettre de Mme la duchesse d’Anville, écrite après coup, ait fait une grande impression, et ne voyez-vous pas que le président du bureau peut, s’il le veut, faire un très grand mal ?

Quand je vous dis que Lejeune passe pour être l’associé de Merlin, je vous dis la vérité, parce que La Harpe l’a vu chez Merlin, parce que sa femme elle même a dit à son correspondant qu’elle faisait des affaires avec Merlin. En un mot, pour peu que le président du bureau ait envie de nuire, il pourra très aisément nuire ; et je vous dirai toujours que cette affaire peut avoir les suites les plus douloureuses si on ne commence par chasser de son poste le scélérat Jeannin. Dès qu’il sera révoqué, je trouverai bien le moyen de lui faire vider le pays sur-le-champ ; ne vous en mettez pas en peine.

Est-il possible que vous ne vouliez jamais agir ! Quelle difficulté y a-t-il donc d’obtenir de M. de La Reynière ou de M. Rougeot la révocation soudaine d’un misérable et d’un criminel ? N’est-ce pas la chose du monde la plus aisée de parler et de trouver quelqu’un qui parle à un fermier général ? Je vous répète encore ce que nous avons dit, Mme Denis et moi, dans notre dernière lettre : demandons des délais à M. de Montyon. Faites agir cependant, ou agissez vous-même auprès de M. de Maupéou ; qu’on lui fasse sentir l’impertinente absurdité de m’accuser d’être le colporteur de quatre-vingts (car je sais à présent qu’il y en a tout autant) exemplaires du Vicaire savoyard 3 de Jean-Jacques, mon ennemi déclaré ! Songez bien surtout à notre dernier mémoire, signé de Mme Denis, du 28 décembre, commençant par ces mots : Le sieur de Voltaire étant retombe malade . Observez que tous nos mémoires sont uniformes. Réparez, autant que vous le pourrez, le dangereux énoncé que vous avez fait que la femme Doiret était parente de notre femme de charge ; nous avons toujours affirmé tout le contraire, selon la plus exacte vérité. Nous avons même donné à monsieur le vice-chancelier, et par conséquent au président du bureau, la facilité de savoir au juste cette vérité par le moyen du président du grenier à sel de Versailles, beau-frère de notre femme de charge. Nous n’avons épargné aucun soin pour être en tout d’accord avec nous-mêmes, et cette malheureuse invention de rendre la femme Doiret parente de nos domestiques est capable de tout perdre.

Pardon, mon cher ange, si je vous parle ainsi. L’affaire est beaucoup plus grave que vous ne pensez, et il faut, en affaires, s’expliquer sans détour avec ceux qu’on aime tendrement.

Ne dites point que les mots d’affaire cruelle et déshonorante soient trop forts ; ils ne le sont pas assez : vous ne connaissez pas l’esprit de province, et surtout l’esprit de notre province. Il y a un coquin de prêtre 4 contre lequel j’ai fait intenter, il y a quelques années, un procès criminel pour une espèce d’assassinat dévotement commis par lui ; il lui en a coûté quatre mille francs, et vous pensez bien qu’il ne s’endort pas : et quand je vous dis qu’il faut faire chasser incessamment Jeannin, qui est lié avec ce prêtre, je vous dis la chose du monde la plus nécessaire et qui exige le plus de promptitude.

On parle déjà d’engager l’évêque 5 du pays à faire un mandement allobroge. Vous ne pouvez concevoir combien le tronc de cette affaire a jeté de branches, et tout cela pour n’avoir pas parlé tout d’un coup, pour avoir perdu du temps, pour n’avoir pas employé sur-le-champ l’intervention absolument nécessaire d’un ministre qui pouvait nous servir, d’un ami qui devait vous servir.

Si la précipitation gâte des affaires, il y en a d’autres qui demandent de la célérité et du courage : il faut quelquefois saper ; mais il faut aussi aller à la brèche.

Pardon encore une fois, mon très cher ange, mais vous sentez que je ne dis que trop vrai.

Pour faire une diversion nécessaire au chagrin qui nous accable, et pour faire sentir à toute la province que nous ne redoutons rien des deux plus détestables engeances de la terre, c’est-à-dire des commis et des prêtres, nous répétons les Scythes ; nous les allons jouer, on va les jouer à Genève et à Lausanne ; nous vous conseillons d’en faire autant à Paris. J’envoie la pièce corrigée avec les instructions nécessaires en marge, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. Je souhaite que la pièce soit représentée à Paris comme elle le sera chez moi. Je me joins à Mme Denis pour vous embrasser cent fois, avec une tendresse qui surpasse de bien loin toutes mes peines.

V.

Ah ! il est bien cruel que M. de Praslin ne se mêle que des Scythes 6. »

2 Condamnés pour un délit de chasse commis dans un domaine de la couronne.

3 Le Vicaire savoyard faisait partie du Recueil nécessaire, dont presque toutes les pièces sont de Voltaire. Un passage comme celui-ci montre peut-être pourquoi V* l'y a inséré : il y joue en quelque sorte le rôle d'alibi en suggérant que V* ne peut être responsable du recueil, car il n'y aurait pas inclus une œuvre de son ennemi Rousseau .

6 Cette lettre de V* à d'Argental est complétée et éclairée par une lettre de Mme Denis à la comtesse d'Argental, que V* a certainement vue , sinon dictée pour le plus grande partie ; la voici :

« A Ferney 10 janvier 1767 /  « Dans l'excès de ma douleur, madame, votre lettre a été pour moi d'une grande consolation. Il est vrai que cette douceur est encore empoisonnée par mes craintes car quelle faveur a faite monsieur le vice-chancelier en faisant juger l'affaire par une commission dont le président peut la criminaliser? Il est certain que si on lui avait parlé d'abord au lieu de lui écrire trop tard, l'affaire aurait été étouffée comme le demandait mon oncle dans ses premières démarches. M. d'Argental lui mande aujourd'hui qu'il lui a fallu du temps pour se bien assurer que c'était à monsieur le vice-chancelier qu'il fallait s'adresser et à quel autre, madame, était-il possible de recourir, lorsqu'on mandait le 23 décembre que c'était à monsieur le vice-chancelier que le malheureux receveur de Collonges venait d'écrire en droiture? Collonges est le premier bureau de France, et monsieur le vice-chancelier lui a donné depuis longtemps les ordres les plus rigoureux, de sa propre main. M. d'Argental reçut le billet avant que monsieur le vice-chancelier, occupé d'autres affaires, pût recevoir le procès-verbal. C'était le cas de courir sur-le-champ à Versailles on arrêtait tout, on prévenait tout. Si M. d'Argental ne pouvait prendre sur lui de parler lui-même, c'était assurément le cas d'employer le crédit de M. le duc de Praslin. Mme la duchesse d'Anville n'a rien fait, si elle s'est contentée d'écrire; il faut parler, dans une affaire aussi importante, et parler fortement.

Monsieur le vice-chancelier a fait tout le contraire de ce que nous espérions . Nous nous flattions qu'il retiendrait le fond de l'affaire à lui seul, et qu'il laisserait à la justice ordinaire le soin de décider si la saisie de mon équipage était légale ou non.

Nous demandions qu'il se fît instruire de ce que c'est qu'une femme Doiret de Châlons ; nous empêchions par là qu'on ne perçât jusqu'à une dame Lejeune, trop connue dans le pays où nous sommes, et surtout par les domestiques de M. de Beauteville, qui n'est que trop instruit de cette affaire.

Un malheureux délai, dans des circonstances qui demandaient la plus grande célérité, nous jette dans un abîme nouveau et l'idée de faire passer la dame Lejeune pour la parente de notre femme de charge, idée contraire à tout ce que nous avions mandé et à la vérité, a augmenté notre malheur et notre désespoir. Il n'y a rien de si funeste dans les affaires de cette espèce que les contradictions elles peuvent tenir lieu de conviction d'un délit que nous n'avons certainement pas commis, et ce n'est pas à moi de payer l'amende et d'être déshonorée dans le pays pour une femme étrangère, dont j'ignore absolument le commerce.

Il était tout naturel de penser que M. le duc de Praslin, ou M. d'Argental, aurait prévenu d'un mot le funeste état où nous sommes.

Tout ce qui reste à faire, à mon avis, c'est d'engager M. de Montyon à différer son rapport, sous prétexte que nous avons. encore des pièces essentielles à produire. C'est ce que mon oncle lui mande, et ce que mon frère , son ami intime, lui certifiera.

On pourra, pendant ces délais, parler à monsieur le vice-chancelier, qui est le maître absolu de cette affaire, comme on l'avait marqué d'abord à M. d'Argental, et qui peut encore tout assoupir.

Je vous avoue que je suis toute confondue que M. le duc de Praslin ne se soit pas mis en quatre dans cette occasion. Ce n'est certainement pas notre affaire, puisque les livres appartiennent à Mme Lejeune, et non à nous. Il serait affreux que je fusse condamnée à l'amende pour elle. Cet affront serait capable de me faire mourir de douleur. La saisie est pleine d'irrégularités, et les gens du bureau de Collonges ne méritent que punition . Il est peut-être encore temps d'assoupir cette affaire, si on s'y prend avec la vivacité et la chaleur qu'elle mérite. Songez, madame, que, si elle était portée au criminel, il ne s'agit pas moins que de la vie pour les accusés, et qu'il y en a des exemples. Prenez sur vous, madame, de dire à M. le duc de Praslin la chose tout comme elle est. Il aura sans doute le courage de parler à monsieur le vice-chancelier, et de faire enterrer dans un profond oubli une affaire dont l'éclat serait épouvantable.

Pourquoi n'a-t-on pas pris ce parti d'abord ? Je m'y perds car il est bien certain que M. d'Argental a été instruit qu'il fallait parler à monsieur le vice-chancelier plus de cinq ou six heures avant que ce magistrat, occupé de l'affaire de M. de La Chalotais, ait pu lire la lettre du bureau de Collonges. Ce moment manqué, et toute notre maison ayant été, ainsi que la pauvre Lejeune, dans des transes continuelles depuis le 23 décembre jusqu'au 8 janvier, sans recevoir aucun mot d'avis, en proie aux discours affreux de la province et de Genève, nous nous voyons enfin traduits à un tribunal, et personne ne peut savoir, quand un procès commence, comment il finira. Il ne faut pas se flatter que les conseillers d'État, que les maîtres des requêtes qui composent ce bureau se tairont . Il y aura de l'éclat si l'affaire n'est pas étouffée. Il faudra bien que le receveur de Collonges dise ses raisons. Il nommera le quidam qui a accompagné Mme Lejeune, et ce quidam se trouve tout juste celui qui peut tout perdre c'est ce fripon de Jeannin qui l'a vendue, après lui avoir fait les offres les plus pressantes . C'est ce Jeannin, contrôleur du bureau de Sacconex, dont nous obtiendrons probablement la destitution par M. Rougeot, fermier général, notre ami, et par M. de La Reynière, à qui nous avons écrit. Mais nous ne tenons rien si nous ne sommes secondés. 11 est si aisé de faire parler à des fermiers généraux que je ne conçois pas qu'on ait pu manquer ce préliminaire, qui est d'une nécessité absolue. Si ce nommé Jeannin reste encore au pays de Gex quinze jours, j'aimerais autant que toute cette histoire fût dans la gazette, et vous verrez qu'elle y sera pour peu qu'on se néglige. Car malheureusement, en quelque endroit que soit mon oncle, il est sous le chandelier. Croyez-moi, madame, je vous en conjure; exigeons de M. de Montyon qu'il diffère le rapport. Engagez M. le duc de Praslin à demander très sérieusement que tout soit assoupi. Je l'estime trop pour penser qu'il craigne de se compromettre pour une amie telle que vous. Il aurait dû parler dès le 28 décembre. A quoi sert l'amitié, si elle n'agit pas? Votre cœur entend le mien; je vous suis attachée pour le reste de ma vie. Pardonnez-moi si je ne vous écris point de ma main je ne sais plus où j'en suis. Tout ce que je puis faire, madame, est de vous assurer des tendres sentiments que je vous ai voués pour jamais. »

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