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07/09/2022

il est dangereux. Il détruirait absolument le pouvoir des ecclésiastiques, avec tous les mystères de notre sainte religion. L’auteur ne veut que de la vertu et de la probité, qui sont si malaisées à rencontrer, et qui ne suffisent pas

... C'est bien ainsi que pensent et disent les intégristes face à l'Etat laïc qui ne veut que l'ordre et l'honnêteté (si malaisés etc. ) .

 

 

« A Etienne-Noël Damilaville

21è mars 1767 1

M. Boursier , mon cher ami, vient d'adresser à M. de Courteilles l'ouvrage de mathématiques pour votre ami . On m'a envoyé de province une espèce de dialogue entre l'auteur de Bélisaire et un moine 2. L'auteur a trouvé. dans saint Paul qu'il ne faut pas damner Marc Aurèle . Il pourrait faire rougir la Sorbonne si les corps rougissaient . Vous aurez bientôt une lettre ostensible sur les Sirven 3 qui peut-être sera imprimable, supposé qu'il soit permis d'imprimer des choses utiles .

Je vous prie de ne point dégoûter les comédiens de donner quelques représentations des Scythes avant Pâques. La pièce est réimprimée, elle court déjà les provinces ; il n'y a pas un moment de temps à perdre.

Je ne sais comment les paquets que vous m’avez adressés me parviendront. Il n’y a plus de voitures de Lyon à Genève, et, malgré toutes les bontés de M. le duc de Choiseul, nous serons dans l’état le plus gênant et le plus désagréable, jusqu’à ce que l’on ait fait un nouveau chemin.

L’aventure de madame Lejeune a du moins produit un grand bien. On lui a saisi deux cents exemplaires du dernier livre 4 de feu M. Boulanger. Je viens de lire ce livre abominable pour la troisième fois . Je sens combien il est dangereux. Il détruirait absolument le pouvoir des ecclésiastiques, avec tous les mystères de notre sainte religion. L’auteur ne veut que de la vertu et de la probité, qui sont si malaisées à rencontrer, et qui ne suffisent pas. Je vous embrasse . E L. »

1 Copie par Wagnière ; l'édition de Kehl amalgame des fragments de cette lettre avec celle du 27 mars pour en faire une « lettre »du 27 mars 1767 ; voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/2015/05/correspondance-annee-1767-partie-24.html

2 L’Anecdote sur Bélisaire, dans laquelle on trouve bien une référence à saint Paul .

3 La Lettre de M. de Voltaire à M. Élie de Beaumont en 14 pages, du 20 Mars 1767, selon l'édition de 1767. Le passage en italique, ainsi que les variantes signalées en remarques, figurent seulement à partir des éditions en 15 et en 8 pages qui vont suivre de peu la première .

« Du 20 Mars 1767. 

          Votre mémoire, monsieur, en faveur des Sirven a touché et convaincu tous les lecteurs, et fera sans doute le même effet sur les juges. La consultation, signée de dix-neuf célèbres avocats de Paris, a paru aussi décisive en faveur de cette famille innocente, que respectueuse pour le parlement de Toulouse.

Vous m’apprenez qu’aucun des avocats consultés n’a voulu recevoir l’argent qu’on leur offrait pour leur honoraire. Leur désintéressement et le vôtre sont dignes de l’illustre profession dont le ministère est de défendre l’innocence opprimée.

C’est la seconde fois, monsieur, que vous vengez la nature et la nation. Ce serait un opprobre trop affreux pour l’une et pour l’autre, si tant d’accusations de parricides avaient le moindre fondement. Vous avez démontré que le jugement rendu contre les Sirven est encore plus irrégulier que celui qui a fait périr le vertueux Calas sur la roue et dans les flammes.

Je vous enverrai le sieur Sirven et ses filles, quand il en sera temps ; mais je vous avertis que vous ne trouverez peut-être point dans ce malheureux père de famille la même présence d’esprit, la même force, les mêmes ressources qu’on admirait dans madame Calas. Cinq ans de misère et d’opprobre l’ont plongé dans un accablement qui ne lui permettrait pas de s’expliquer devant ses juges : j’ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans les longueurs et dans les difficultés que nous avons essuyées pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai envoyées, lesquelles mettent dans un si grand jour la démence et l’iniquité du juge subalterne qui l’a condamné à mort , et qui lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins ceux qu’on appelle amis, n’osait lui écrire, tant le fanatisme et l’effroi s’étaient emparés de tous les esprits.

Sa femme, condamnée avec lui, femme respectable, qui est morte de douleur en venant chez moi ; l’une de ses filles, prête de succomber au désespoir pendant cinq ans ; un petit-fils né au milieu des glaces, et infirme depuis sa malheureuse naissance ; tout cela déchire encore le cœur du père, et affaiblit un peu sa tête . Il ne fait que pleurer : mais vos raisons et ses larmes toucheront également ses juges.

Je dois vous avertir de la seule méprise que j’aie trouvée dans votre mémoire. Elle n’altère en rien la bonté de la cause. Vous faites dire au sieur Sirven que le conseil de Berne et le conseil de Genève l’ont pensionné. Berne, il est vrai, a donné au père, à la mère, et aux deux filles, sept livres dix sous par tête chaque mois, et veut bien continuer cette aumône pour le temps de son voyage à Paris ; mais Genève n’a rien donné.

Vous avez cité l’impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, qui ont secouru cette famille si vertueuse et si persécutée. Vous ne pouviez savoir alors que le roi de Danemark, le landgrave de Hesse, madame la duchesse de Saxe-Gotha, madame la princesse de Nassau-Saarbruck, madame la margrave de Baden, madame la princesse de Darmstadt, tous également sensibles à la vertu et à l’oppression des Sirven, s’empressèrent de répandre sur eux leurs bienfaits. Le roi de Prusse, qui fut informé le premier, se hâta de m’envoyer cent écus, avec l’offre de recevoir la famille dans ses États, et d’avoir soin d’elle.

Le roi de Danemark, sans même être sollicité par moi a daigné m’écrire, et a fait un don considérable. L’impératrice de Russie a eu la même bonté et a signalé cette générosité qui étonne, et qui lui est si ordinaire ; elle accompagna son bienfait de ces mots énergétiques, écrits de sa main : Malheur aux persécuteurs !

Le roi de Pologne, sur un mot que lui dit madame de Geoffrin, qui était alors à Varsovie, fit un présent digne de lui ; et madame de Geoffrin a donné l’exemple aux Français, en suivant celui du roi de Pologne. C’est ainsi que madame la duchesse d’Anville, lorsqu’elle était à Genève, fut la première à réparer le malheur des Calas. Née d’un père et d’un aïeul illustres pour avoir fait du bien, la plus belle des illustrations, elle n’a jamais manqué une occasion de protéger et de soulager les infortunés avec autant de grandeur d’âme que de discernement : c’est ce qui a toujours distingué sa maison  et je vous avoue, monsieur, que je voudrais pouvoir faire passer jusqu’à la dernière postérité les hommages dus à cette bienfaisance, qui n’a jamais été l’effet de la faiblesse.

Il est vrai qu’elle fut bien secondée par les premières personnes du royaume, par de généreux citoyens, par un ministre à qui on n’a pu reprocher encore que la prodigalité en bienfaits, enfin par le roi lui-même, qui a mis le comble à la réparation que la nation et le trône devaient au sang innocent.

La justice rendue sous vos auspices à cette famille a fait plus d’honneur à la France que le supplice de Calas ne nous a fait de honte.

Si la destinée m’a placé dans des déserts où la famille des Sirven et les fils de madame Calas cherchèrent un asile, si leurs pleurs et leur innocence si reconnue m’ont imposé le devoir indispensable de leur donner quelques soins, je vous jure, monsieur, que dans la sensibilité que ces deux familles m’ont inspirée, je n’ai jamais manqué de respect au parlement de Toulouse ; je n’ai imputé la mort du vertueux Calas, et la condamnation de la famille entière des Sirven, qu’aux cris d’une populace fanatique, à la rage qu’eut le capitoul David de signaler son faux zèle, à la fatalité des circonstances.

Si j’étais membre du parlement de Toulouse, je conjurerais tous mes confrères de se joindre aux Sirven pour obtenir du roi qu’il leur donne d’autres juges. Je vous déclare, monsieur, que jamais cette famille ne reverra son pays natal qu’après avoir été aussi légalement justifiée qu’elle l’est réellement aux yeux du public. Elle n’aurait jamais la force ou la patience de soutenir la vue du juge de Mazamet, qui est sa patrie, et qui l’a opprimée plutôt que jugée. Elle ne traversera point des villages catholiques, où le peuple croit fermement qu’un des principaux devoirs des pères et des mères, dans la communion protestante, est d’égorger leurs enfants, dès qu’ils les soupçonnent de pencher vers la religion catholique. C’est ce funeste préjugé qui a traîné Jean Calas sur la roue ; il pourrait y traîner les Sirven. Enfin, il m’est aussi impossible d’engager Sirven à retourner dans le pays qui fume encore du sang de Calas, qu’il était impossible à ces deux familles d’égorger leurs enfants pour la religion.

Jugez, monsieur, de la disposition des esprits en Languedoc par la nouvelle calomnie qui vient de se répandre contre la famille Calas, contre M. de Lavaysse, et surtout contre le Conseil qui a rendu une justice si authentique à l'innocence . Il n'y a point de ville dans cette province où l'on ne débite comme une nouvelle très certaine que cette servante si célèbre dans le procès criminel des Calas par sa probité incorruptible, est morte à Paris ( où elle est en pleine santé), qu'avant de mourir elle a déclaré par devant notaire qu'elle avait été une sacrilège toute sa vie, qu'elle avait feint pendant quarante ans d'être catholique pour être l'espionne des Huguenots, qu'elle avait aidé son maître et sa maîtresse à pendre leur fils ainé, que les protestants de ce pays-là avaient en effet un bourreau secret élu à la pluralité des voix, lequel venait aider les pères et les mères à tuer leurs enfants quand ils voulaient aller à la messe, et que cette charge était la première dignité de la communion protestante .c'est au Conseil à voir s'il y aurait de l'humanité à exposer la famille Sirven à un peuple si fanatique .

A Dieu ne plaise que je soupçonne aucun magistrat du Languedoc d'avoir des opinions si extravagantes, mais je dis qu'elles sont dans la tête de la populace, et que ces cris se font écouter quelquefois .

Je sais très bien, monsieur, que l’auteur d’un misérable libelle périodique intitulé, je crois, L’Année littéraire, assura, il y a deux ans, qu’il est faux qu’en Languedoc on ait accusé la religion protestante d’enseigner le parricide . Il prétendit que jamais on n’en a soupçonné les protestants ; il fut même assez lâche pour feindre une lettre qu’il disait avoir reçue de Languedoc ; il imprima cette lettre, dans laquelle on affirmait que cette accusation contre les protestants est imaginaire : il faisait ainsi un crime de faux pour jeter des soupçons sur l’innocence des Calas, et sur l’équité du jugement de MM. les maîtres des requêtes : et on l’a souffert ! et on s’est contenté de l’avoir en exécration !

Ce malheureux compromit les noms de M. le maréchal de Richelieu et de M. le duc de Villars ; il eut la bêtise de dire que je me plaisais à citer de grands noms ; c’est de me connaître bien mal ; on sait assez que la vanité des grands noms ne m’éblouit pas, et que ce sont les grandes actions que je révère. Il ne savait pas que ces deux seigneurs étaient chez moi quand j’eus l’honneur de leur présenter les deux fils de Jean Calas, et que tous deux ne se déterminèrent en faveur des Calas qu’après avoir examiné l’affaire avec la plus grande maturité.

Il devait savoir, et il feignait d’ignorer, que vous-même, monsieur, vous confondîtes, dans votre mémoire pour madame Calas, ce préjugé abominable qui accuse la religion protestante d’ordonner le parricide ; M. de Sudre, fameux avocat de Toulouse, s’était élevé avant vous contre cette opinion horrible, et n’avait pas été écouté. Le parlement de Toulouse fit même brûler, dans un vaste bûcher élevé solennellement, un écrit extra-judiciaire dans lequel on réfutait l’erreur populaire ; les archers firent passer Jean Calas chargé de fers à côté de ce bûcher, pour aller subir son dernier interrogatoire. Ce vieillard crut que cet appareil était celui de son supplice ; il tomba évanoui ; il ne put répondre quand il fut traîné sur la sellette, son trouble servit à sa condamnation.

Enfin, le consistoire et même le conseil de Genève furent obligés de repousser et de détruire, par un certificat authentique, l’imputation atroce intentée contre leur religion  et c’est au mépris de ces actes publics, au milieu des cris de l’Europe entière, à la vue de l’arrêt solennel de quarante maîtres des requêtes, qu’un homme sans aveu comme sans pudeur ose mentir pour attaquer, s’il le pouvait, l’innocence reconnue des Calas !

Cette effronterie si punissable a été négligée, le coupable s’est sauvé à l’abri du mépris. M. le marquis d’Argence, officier général, qui avait passé quatre mois chez moi, dans le plus fort du procès des Calas, a été le seul qui ait marqué publiquement son indignation contre ce vil scélérat.

Ce qui est plus étrange, monsieur, c’est que M. Coqueley, qui a eu l’honneur d’être admis dans votre ordre, se soit abaissé jusqu’à être l’approbateur des feuilles de ce Fréron, qu’il ait autorisé une telle insolence, et qu’il se soit rendu son complice.

Que ces feuilles calomnient continuellement le mérite en tout genre, que l’auteur vive de son scandale, et qu’on lui jette quelques os pour avoir aboyé, à la bonne heure, personne n’y prend garde ; mais qu’il insulte le Conseil entier, vous m’avouerez que cette audace criminelle ne doit pas être impunie dans un malheureux chassé de toute société, et même de celle qui a été enfin chassée de toute la France. Il n’a pas acquis par l’opprobre le droit d’insulter ce qu’il y a de plus respectable. J’ignore s’il a parlé des Sirven ; mais on devrait avertir les provinciaux qui ont la faiblesse de faire venir ses feuilles de Paris, qu’ils ne doivent pas y faire plus d’attention qu’on n’en fait dans votre capitale à tout ce qu’écrit cet homme dévoué à l’horreur publique.

Je viens de lire le mémoire de M Cassen, avocat au conseil : cet ouvrage est digne de paraître même après le vôtre. On m’apprend que M. Cassen a la même générosité que vous : il protège l’innocence sans aucun intérêt. Quels exemples, monsieur, et que le barreau se rend respectable ! M. de Crone et M. de Bacancourt ont mérité les éloges et les remerciements de la France, dans le rapport qu’ils ont fait du procès des Calas. Nous avons pour rapporteur (3), dans celui des Sirven, un magistrat sage, éclairé, éloquent (de cette éloquence qui n’est pas celle des phrases) ; ainsi nous pouvons tout espérer.

Si quelques formes juridiques s’opposaient malheureusement à nos justes supplications, (ce que je suis bien loin de croire), nous aurions pour ressource votre factum, celui de M. Cassen, et l’Europe ; la famille Sirven perdrait son bien, et conserverait son honneur ; il n’y aurait de flétri que le juge qui l’a condamnée ; car ce n’est pas le pouvoir qui flétrit, c’est le public.

On tremblera désormais de déshonorer la nation par d’absurdes accusations de parricides, et nous aurons du moins rendu à la patrie le service d’avoir coupé une tête de l’hydre du fanatisme.

J’ai l’honneur d’être avec les sentiments de l’estime la plus respectueuse, etc. »

4 Le Christianisme dévoilé, de d’Holbach. (Georges Avenel.)

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