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13/10/2023

Il y a une destinée sans doute, et souvent elle est bien cruelle ... Si je meurs, je meurs tout entier à vous, et si je vis ma vie est à vous

... Belle déclaration d'amour touchante de ce septuagénaire qu'est Voltaire . Philosophe , oui, mais homme sensible d'abord et toujours , ce qui en fait ce patriarche aimable que j'apprécie et continue à suivre , et faire suivre au jour le jour .

 

 

« A Marie-Louise Denis

A Ferney mardi 1er mars [1768] à 2 heures après midi 1

Il y a une destinée sans doute, et souvent elle est bien cruelle . Je suis venu trois fois à votre porte, vous avez frappé à la mienne . J'ai voulu promener ma douleur dans le jardin . Il était 10 heures, je mettais l'aiguille sur dix heures au globe solaire, j'attendais que vous fussiez éveillée . J'ai rencontré M. Mallet . Il m'a dit qu'il était affligé de votre départ . J’ai jugé qu'il sortait de votre appartement . J'ai cru que vous dîneriez au château comme vous l'aviez dit . Aucun domestique ne m'a averti de rien, ils croyaient tous que j’étais instruit . J'ai fait venir Christin et père Adam . Nous nous sommes entretenus jusqu'à midi . Enfin je retourne chez vous . Je demande où vous êtes . Wagnière me dit : « Eh quoi vous ne savez pas qu'elle est partie à 10 heures ! » Je me retourne plus mort que vif vers père Adam . Il me répond comme Wagnière : « J'ai cru que vous le saviez ! » Sur le champ, j'envoie chercher un cheval dans l'écurie . Il n'y avait personne . Ainsi dans la même maison avec vingt domestiques nous nous sommes cherchés sans nous voir . Je suis au désespoir, et cette obstination de mon malheur m'annonce un avenir bien sinistre . Je sais que le moment de la séparation aurait été affreux; mais il est plus affreux encore que vous soyez partie sans me voir , tandis que nous nous cherchions l'un l'autre . J'ai envoyé vite chez Mme Racle pour pleurer avec elle . Elle dîne avec Christin, Adam et son mari ; et moi je suis très loin de dîner . Je me dévore et je vous écris . J'espère que ma lettre et les paquets pour M. de Choiseul et pour Marmontel 2vous serons rendus vendredi matin par M. Tabareau . Je les tenais tout prêts . J'avais encore d'autres papiers à vous communiquer quand vous êtes partie .

Voici bien une autre preuve des persécutions de ma destinée : la Harpe est cause de mon malheur . Qui m'aurait dit que La Harpe me ferait mourir à cent lieues de vous n'aurait pas été cru . Enfin tout est avéré . Damilaville est allé chez cet Antoine qui demeure rue Hautefeuille . Cet Antoine que La Harpe disait lui avoir donné copie de cette misère en question, cet Antoine qui ne lui avait donné qu'une copie infidèle sur laquelle il rectifia celles que lui La Harpe fit courir (parce qu'apparemment La Harpe en avait une copie fidèle ) . Remarquez bien tout cela : Antoine a répondu que La Harpe en avait menti ; et n'a pas ajouté à son nom des épithètes bien honorables . La Harpe ne s'est guère mieux conduit dans sa tracasserie avec Dorat 3 . Enfin voilà l'origine de mon malheur . Voilà ce qui ouvre à Ferney le tombeau que j'y ait fait bâtir . Je ne me plaindrai point de La Harpe ; je n'accuserai que cette destinée qui fait tout, et je pardonne entièrement à La Harpe .

Vous verrez MM. de Choiseul, de Richelieu, d'Argental . Vous adoucirez mes malheurs ; c'est encore là votre destinée . Vous réussirez à Paris dans vos affaires et dans les miennes , vous reverrez votre frère et votre neveu . Si je meurs, je meurs tout entier à vous, et si je vis ma vie est à vous . J'embrasse tendrement M. et Mme Dupuits . Je les aime, je les regrette, j'ai le cœur percé . »

1Édition Besterman K. avec fac similé reproduisant la totalité du texte . L'écriture de cette lettre est , pour V*, irrégulière . C'est pour la première fois l'écriture d'un vieil homme . Le matin du même jour où elle fut écrite, Mme Denis signait une procuration permettant à V* d'administrer (c mais non de vendre ) Ferney . Le même jour encore, Dupan écrit à Freudenreich : « On donnait hier pour nouvelle sûre que Mme Denis, la petite Corneille et son mari avaient quitté Ferney pour aller à Paris, que l'oncle et la nièce se sont brouillés, que Voltaire a exigé de sa nièce une reconnaissance que la terre de Ferney, quoique achetée sous son nom, appartenait à Voltaire, etc. En un mot, on dit qu'il est tout seul. » Le lendemain on ajoutait, : « Mme Denis ne partit qu'hier . Voltaire lui a donné 60 mi[lle] livres, 300 louis pour son voyage et une bonne partie de sa vaisselle . On dit même qu'il lui a promis une grosse pension . Il ne lui est resté qu’un complaisant ex-jésuite . Il s'est ennuyé de tenir une auberge, il veut vivre seul . Il a congédié tout à la fois sept maîtres, outre les enfants et les domestiques. »

2 Si ces paquets contenaient des lettres, comme probablement, celles-ci ne sont pas connues .

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