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01/02/2014

cette grande villasse de Paris, où tout le monde craint, le matin, pour ses rentes, ...et où l'on va le soir battre des mains à de mauvaises pièces, et souper avec des gens qu'on fait semblant d'aimer

...

 

 

« A Pierre-Robert Le Cornier de CIDEVILLE. 1

Conseiller au parlement à Rouen

rue Saint Pierre

près du rempart

à Paris
Aux Délices, 12 janvier [1759]
Mon cher ami, je suis malade de bonne chère, de deux terres que je bâtis, de cent ouvriers que je dirige, du cultivateur et du semoir, et de nombre de mauvais livres qui pleuvent. Pardonnez- moi si je ne vous écris pas de ma main 2 : Spiritus quidem promptus est, manus autem infirma 3.
Je soupçonne que vous êtes actuellement dans cette grande villasse 4 de Paris, où tout le monde craint, le matin, pour ses rentes, pour ses billets de loterie, pour ses billets sur la Compagnie, et où l'on va le soir battre des mains à de mauvaises pièces, et souper avec des gens qu'on fait semblant d'aimer.
J'ai appris avec douleur la perte de notre ami Formont : c'était le plus indifférent des sages. Vous avez le cœur plus chaud, avec autant de sagesse, pour le moins. Je le regrette beaucoup plus qu'il ne m'aurait regretté, et je suis étonné de lui survivre.
Vivez longtemps, mon ancien ami, et conservez-moi des sentiments qui me consolent de l'absence.
Notre odoriférant marquis 5 a fait un effort qui a dû lui coûter des convulsions ; il m'a payé mille écus par les mains de son receveur des finances. Il faudra que je présente quelquefois des requêtes à son conseil. Le bon droit a besoin d'aide auprès des grands seigneurs, et je vous remercie de la vôtre. Si le marquis savait que j'ai acheté une belle comté 6, il redouterait ma puissance, et traiterait avec moi de couronne à couronne.
Bonsoir, mon ancien ami. On dit que le cardinal de Bernis a la jaunisse ; vous êtes plus heureux que tous ces messieurs-là.

V. »

1 Original de la main de Wagnière, date et adresse de la main de V* .

Bestermann pense que cette lettre s'est croisée avec celle de Cideville du 7 janvier 1759 et donc estime que la lettre de Cideville répondait à une lettre de V* antérieure que l'on ne connait pas . Outre qu'on ne voit pas V* écrire deux fois la même chose, sans savoir que sa lettre était perdue, il est clair que Cideville répond bien à la lettre présente, il le fait même point par point, ce qui est confirmé par la formule « il a la jaunisse dites-vous » . mais les dates des deux lettres vérifiées sur les originaux ne laissent pas de doute, il s'agit bien du 7 et du 12 janvier 1759, sachant que l'une des deux dates est fautive . On garde donc cette lettre d V* avec cette date du 12 janvier , sous réserve, avec ci dessous la lettre de Cideville du sensée être du 7 janvier .

« A Paris le 7 janvier 1759

Je suis de retour , illustre et cher ami, dans ce Paris où, quand j'en pars, je ne crois pas revenir ; un beau soleil, une vue plus étendue, mes berceaux , mes chèvrefeuilles, des potagers que j'ai tracés, une maison que j'ai bâtie me rappellent au printemps dans mon séjour champêtre : j'y vais goûter en paix le fruit de mes soins […]

Mais les jours baissent;le vent du nord souffle, les feuilles tombent, la campagne devient hideuse et je la fuis , etc. point assez riche pour la rendre ans le secours des beautés de la nature supportable à qui aurait le courage de m'y venir vois . Ainsi m'accommodant au temps et à ma situation, je me ploie tout bonnement à mon peu de revenus, croyant moins pénible de céder que de lutter contre les saisons et la fortune […]

excepté pourtant quand il s'agirait de vous obliger, je descendrais aux Enfers . Je serais alors un Hercule, prêt encore que je suis à vous aider à tirer mille autres écus de ce cloaque où vous aviez laissé =tomber votre bourse .[allusion à l'odoriférant marquis » de Lézeau]

je pense bien que nous regrettons plus M. Formont qu'il ne nous eût regrettés . C'était un homme de goût et instruit, plus agréable à rencontrer qu'utile à chercher pour amant ou pour consolateur .

L'abbé de Bernis périra des vices contraires ; le sang de l'un s'est figé, le sang de l'autre se dissout . Ambassadeur, ministre, cardinal et devenu de pauvre riche, ne devrait-il pas être content, débarrassé des importuns et des honneurs et de mener une vie libre et commode ? Point du tout, il est malade d'ambition et d'orgueil . Il a la jaunisse, dites-vous, cependant il l=monte à cheval sans pouvoir l'éviter . Post equitem sedet altra cura ; il n'est que le dernier exemple de ceux qui sont malheureux faute de réfléchir .

Oh mon ami que vous êtes bien plus sage ! […]

vous bâtissez, mais deux terres c'est beaucoup . Ne construisez pas pour les enfants du président de Brosses .

J'aime à vous voir alternativement à la main la plume et le semoir ; l'agriculture est l'occupation naturelle de l'homme, elle l'a été des héros et des plus grands génies, on tirait Cincinnatus de sa charrue pour le mettre à la tête de armées . Virgile a chanté la campagne et l'aimait, vous vous y plaisez, comme lui vous nous avez illustrés par une Enéide, de qui pouvons[-nous ] espérer que de vous des Georgiques françaises qui nous manquent?[...] »

 

2 Cette lettre est de la main de Wagnière; ...le

dernier alinéa seulement est de celle de Voltaire. (Clogenson.)

3 L'esprit est dissipé, la main est débile . Matthieu, Évangile XXVI, 41 .

4 Littré, orthographe villace, donne deux exemples dont celui-ci .

5 A cause du « constat de cadavre » ? Voir lettre du 10 novembre 1758 à Cideville : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/12/06/il-n-a-qu-un-plaisir-c-est-de-faire-parler-de-lui-j-ai-cru-a-5240198.html

De Lézeau sera traité de « puant » dans une lettre du 28 mars 1760 : page 340 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6514333b/f354.image.r=puant

6 Le mot comté était autrefois du genre féminin; c'est ainsi que l'on dit encore la Franche-Comté.