06/04/2011
Est-ce l'infâme amour-propre dont on ne se défait jamais bien ?
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« A Charles-Augustin Ferriol , comte d'Argental
A Ferney par Genève 6 avril {1759]
Mon divin ange, je ne sais par où commencer pour vous répondre sur tous les articles de votre lettre et sur toutes vos bontés . Je cède d'abord aux mouvements du plus noble zèle en apprenant que les blancs-poudrés et les talons rouges ne se mêleront plus avec les Auguste et les Cléopâtre 1. Si cela est, le théâtre de Paris va changer de face . Les tragédies ne seront plus des conversations au bout desquelles on apprendra pour la bienséance tragique qu'il y a eu un peu de sang répandu . On voudra de la pompe, du spectacle, du fracas . J'ai toujours insisté sur ce point trop négligé parmi nous, et puisque enfin on met la réforme dans nos troupes je sens que je pourrai encore servir, non pour aucun ministre, mais pour mes anges ; et si M. le duc de Choiseul est un des anges, il prendra part de ma dernière campagne . Les Fanime sont un peu à l'eau de rose : vous aurez quelque chose de plus fort 2. Mais il faut du secret et du temps 3. Je vous avoue qu'il ne serait pas mal de consoler et d'encourager ma languissante vieillesse en faisant jouer Rome sauvée et Oreste . Est-ce l'infâme amour-propre dont on ne se défait jamais bien ? Est-ce confiance en quelques pédants étrangers, amateurs passionnés de ces deux drames, qui me fait désirer de les voir reparaitre ? Vous savez que votre inconstante ville de Paris m'a tantôt honni tantôt flatté, qu'il y a des temps malheureux, des temps heureux, et peut-être voici le bon temps .
A vous seul ce qui suit
Il y a deux mois que ce fripon de roi de Prusse m'écrit tous les huit jours . Il veut absolument que j'imprime cette ode pour sa sœur que j'aimais véritablement et qu'il fait semblant de regretter . A la bonne heure . Je l'imprimerai et même avec un peu de prose et remarquez que ni dans les vers ni dans la prose ce fripon de héros n'est point loué du tout . Remarquez encore que le tout sera daté du 18 février 4. Ce dix-huit février est très important . Et pourquoi ? Me direz-vous . C'est à cause du 22 mars . Et que fait ce 22 mars ? C'est que le 22 mars le résident de France était chez moi 5. Motus . Chut . Il arrive un gros paquet de Frédéric . Chacun est empressé, chacun ouvre les yeux . Il était très visible que le paquet avait été ouvert sur la route et recacheté, il venait de Breslau . Il contenait une lettre tendre par laquelle il m'offrait toujours cette clef qui n'ouvre rien, ce cordon qui sied si mal à un homme de lettres 6, vingt mille francs de pension dont je n'ai que faire, et son amitié dont je suis désabusé . Il aurait mieux fait de réparer à l'image de la margrave les indignes outrages faits à ma nièce 7 plus déshonorants pour lui que sensibles pour elle . Après cette lettre venait l'oraison funèbre d'un maître cordonnier 8 dans laquelle il se moque assez plaisamment de quelques rois ses confrères, puis une grande épître en vers dignes d'un bel esprit de café, puis une ode au prince Henri, et enfin une autre ode au prince Ferdinand de Brunswik, intitulée La Fuite des Français . Jusque là tout va bien . Il a raison de se moquer de nous . Mais il y a deux strophes contre le roi, et contre les siens, mais deux strophes terribles, qui respirent la plus violente haine, le plus cruel mépris, les plus sensibles outrages 9. Nous restons confondus ma nièce, le résident et moi . Malheureusement ces deux strophes sont ce qu'il a fait de moins mauvais en sa vie ; on sait que mon métier a été de corriger ses œuvres ; on craint qu'on ne m'impute d'avoir mis une virgule à cet écrit . Le roi de Prusse donne toujours trois ou quatre copies de ce qu'il fait . Le résident qui est sûr que le paquet a été décacheté n'hésite pas, il conclut avec ma nièce et avec moi qu'il faut l'envoyer à M. le duc de Choiseul avec la lettre de Frédéric le grand et le fou, et avec la réponse que je lui fais, réponse par laquelle je lui déclare que je n’accepte aucune de ses faveurs ; le résident envoie le tout .
Voila, mon très cher ange, à quel point nous en sommes . J'ai écrit de mon côté à M. le duc de Choiseul 10, car je mourais de peur d'avoir reçu le paquet . Comment donner dans ces circonstances l'éloge de la sœur quand je suis sûr qu'on déteste le frère et qu'on a raison de le détester ? Souvenez-vous donc des dates du 18 février, et du 22 mars afin que je ne sois pas pendu comme Pangloss . Les vers contre le roi, contre ce qu'il aime, contre la nation sont si offensants, si humiliants que M. le duc de Choiseul ne les aura pas montrés . Mais il aura sans doute averti le roi des sentiments du marquis de Brandebourg, et peut-être même de mes refus . Ce dernier point me plairait beaucoup et me pourrait même servir un jour, si je vais faire un tour à Paris à quatre-vingts ans. 11»
1 Les petits-maîtres ne seront plus admis sur la scène de la Comédie Française, ceci à partir du 13 avril 1759, le comte de Lauraguais ayant offer tune grosse somme pour dédommager les Comédiens . Le Comte, incité par ses amis Lekain, sociétaire actif de la Comédie Française, et Voltaire, loue les sièges et banquettes placés sur le plateau. Ensuite, il les fait démonter, ce qui permet les grands décors en perspective des tragédies et l’ameublement des comédies de plus en plus réalistes .
2 Tancrède . V* a pensé à utiliser l'espace libéré sur scène : « ... que je fus aise quand j'appris que le théâtre était purgé de blsncs-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l'oiseau royal ! Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons » écrira-t-il à la comtesse d'Argental le 18 juin : page 260 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f265.image.r=tome+37.langFR
et lettre du 19 mai : page 248 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f253.image.r=tome+37.langFR
3 Il dira que sa pièce, malgré ses 66 ans, a été écrite en trois semaines comme autrefois Zaïre ; voir lettre du 19 mai .
4 V* a envoyé son Ode sur la perte que l'Allemagne a faite de Son Altesse Royale Mme la margrave de Bareith au margrave avec un billet daté du 17 février 1759 ; voir page 218, lettre à Frédéric-Guillaume : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f223.image.r=.langFR
Frédéric lui avait demandé de la composer le 23 janvier .
Voir page 208 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f213.image.r=tome+37.langFR
5 Dans ses Mémoires, V* dira qu'il a appelé le résident , M. de Montpéroux . Sur le manuscrit, 22 semble ajouté après coup .
6 La clef de chambellan et le cordon de l'Ordre du mérite prussien . On ne trouve pas ces offres précises dans les lettres de Frédéric ; on y verrait peut-être une réponse à une demande de V*.
7 Allusion renouvelée aux avanies de Francfort, où elle avait été « trainée dans le ruisseau » jusqu'à la prison ... en 1753 ; voir lettres du 20 juin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/06/21/nous-avons-douze-soldats-aux-portes-de-nos-chambres.html
et 8 juillet 1753 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/07/08/b69f85f3f4bb3d0eb001b2c5347a626a.html
8 Deux lettres du roi sont amalgamées ici, celle à laquelle répond V* le 22 mars (voir lettre ci-dessus) et celle du 2 mars (de Breslau) à laquelle il répond le 27 et qui contient les fameux vers : page 223 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f228.image.r=.langFR
9 Extrait de ces strophes , citées dans ses Mémoires par V* : « Je vois leur vil assemblage / Aussi vaillant au pillage / Que lâche dans les combats / ... Quoi votre faible monarque , / Jouet de La Pomadour , / Flétri par plus d'une marque / Des opprobres de l'amour ... / Au hasard remêt les rênes / De son empire aux abois / ... ».
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