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19/09/2021

Par quelle fatalité se peut-il que tant de fanatiques imbéciles aient fondé des sectes de fous, et que tant d’esprits supérieurs puissent à peine venir à bout de fonder une petite école de raison ? ... il leur manque l’enthousiasme, l’activité.

... Triste constat .  On ne peut mieux dire , mais il faut mieux faire .

 

 

« A Jean Le Rond d'Alembert

26 de juin 1766 1

Mon digne et aimable philosophe, je l’ai vu, ce brave Mords-les 2, qui les a si bien mordus ; il est du naturel des vrais braves, qui ont autant de douceur que de courage ; il est visiblement appelé à l’apostolat. Par quelle fatalité se peut-il que tant de fanatiques imbéciles aient fondé des sectes de fous, et que tant d’esprits supérieurs puissent à peine venir à bout de fonder une petite école de raison ? C’est peut-être parce qu’ils sont sages ; il leur manque l’enthousiasme, l’activité. Tous les philosophes sont trop tièdes ; ils se contentent de rire des erreurs des hommes au lieu de les écraser. Les missionnaires courent la terre et les mers ; il faut au moins que les philosophes courent les rues ; il faut qu’ils aillent semer le bon grain de maisons en maisons. On réussit encore plus par la prédication que par les écrits des pères. Acquittez-vous de ces deux grands devoirs, mon cher frère ; prêchez et écrivez, combattez, convertissez, rendez les fanatiques si odieux et si méprisables que le gouvernement soit honteux de les soutenir.

Il faudra bien à la fin que ceux à qui une secte fanatique et persécutrice a valu des honneurs et des richesses se contentent de leurs avantages, qu’ils se bornent à jouir en paix, et qu’ils se défassent de l’idée de rendre leurs erreurs respectables. Ils diront aux philosophes : « Laissez-nous jouir, et nous vous laisserons raisonner ». On pensera un jour en France comme en Angleterre, où la religion n’est regardée par le Parlement que comme une affaire de politique ; mais pour en venir là, mon cher frère, il faut du travail et du temps.

L’église de la sagesse commence à s’étendre dans nos quartiers, où régnait, il y a douze ans, le plus sombre fanatisme. Les provinces s’éclairent, les jeunes magistrats pensent hautement : il y a des avocats généraux qui font des anti-Omer . Le livre attribué à Fréret, et qui est peut-être de Fréret, fait un bien prodigieux. Il y a beaucoup de confesseurs, et j’espère qu’il n’y aura point de martyrs 3. Il y a beaucoup de tracasseries politiques à Genève ; mais je ne connais pas de ville où il y ait moins de calvinistes que dans cette ville de Calvin. On est étonné des progrès que la raison humaine a faits en si peu d’années. Ce petit professeur de bêtises, nommé Vernet, est l’objet du mépris public. Son livre contre vous et contre les philosophes est le plus inconnu des livres, malgré la prétendue troisième édition 4 . Vous sentez bien que la Lettre curieuse de Robert Covelle, que je vous ai envoyée, n’est calculée que pour le méridien de Genève, et pour mortifier ce pédant . Il y a un frère qui possède une métairie dans ma terre de Tournay, il y vient quelquefois ; je compte avoir le plaisir de le faire mettre au pilori dès que j’aurai un peu de santé ; c’est une plaisanterie que les philosophes peuvent se permettre avec de tels prêtres, sans être persécuteurs comme eux.

Il me semble que tous ceux qui ont écrit contre les philosophes sont punis dans ce monde . Les jésuites ont été chassés ; Abraham Chaumeix s’est enfui à Moscou ; Berthier est mort d’un poison froid 5; Fréron a été honni sur tous les théâtres, et Vernet sera pilorié infailliblement.

Vous devriez, en vérité, punir tous ces marauds-là par quelqu’un de ces livres moitié sérieux, moitié plaisants, que vous savez si bien faire. Le ridicule vient à bout de tout ; c’est la plus forte des armes, et personne ne la manie mieux que vous. C’est un grand plaisir de rire en se vengeant. Si vous n’écrasez pas l’infâme, vous avez manqué votre vocation. Je ne peux plus rien faire. J’ai peu de temps à vivre , je mourrai, si je puis, en riant, mais, à coup sûr, en vous aimant. »

2 Morellet, bien entendu .

3 V* ne s'attendait pas à la condamnation à mort et l'exécution de La Barre ( le 1er juillet 1766). .

4 Les Lettres de Vernet ont eu réellement trois éditions.

5 Selon la version de V*, car Berthier mourra après V*, en 1782 ; voir lettre du 5 décembre 1759 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/12/13/on-n-est-pas-toujours-sur-pegase-on-est-ballotte-dans-le-mem-5509651.html

et : http://baillement.com/lettres/voltaire.html

l'auteur est actuellement occupé à donner à ces notes une tournure moins dangereuse et à les présenter sous un aspect qui effarouche moins les hypocrites

... On croirait bien que Voltaire parle de Zemmour (avec un Z qui veut dire Zéro , ou de manière plus charitable Zinzin ).

 

 

« A Jacques Lacombe

[vers le 25 juin 1766] 1

Vous avez dû, monsieur, recevoir une collection d'assez mauvais ouvrages encore plus mal imprimés et remplis de fautes typographiques, sans compter celles de l'auteur ; je me flatte que vous m'en accuserez la réception .

J’ai été si charmé, monsieur, pour l’honneur des lettres, de voir un homme de votre mérite quitter la profession de Patru pour celle des Estiennes ; vos attentions pour moi m’ont tant flatté, que je voudrais n’avoir jamais eu que vous pour éditeur. Si jamais cette entreprise pouvait s’accorder avec celle des Cramer, ce serait peut-être rendre service à la littérature. J’ai corrigé tous mes ouvrages dans ma retraite avec beaucoup de soin, et surtout l’Histoire générale 2, qui est un fruit de trente ans de travail, conduit à sa maturité autant que mes forces l’ont permis.

Je ne sais si vous exécutez le projet dont vous m’aviez parlé ; je souhaite que vous puissiez en venir à bout sans vous compromettre : en ce cas, on vous enverrait plusieurs chapitres nouveaux et quelques additions assez curieuses. Quant à la pièce d'un de mes amis, accompagnée de notes historiques, un ministre d’État qui a eu la bonté de la lire a craint que parmi ces notes il ne s'en trouvât de trop hasardées qui pourraient être préjudiciables à l'éditeur ; je sais que l'auteur est actuellement occupé à donner à ces notes une tournure moins dangereuse et à les présenter sous un aspect qui effarouche moins les hypocrites et leur donne moins de prise ; les fond subsistera, la forme seule sera changée . Je crois qu'il pourra bien se passer plus d'un mois avant que l'on vous porte ce manuscrit . Comptez, monsieur, que je m’intéresse véritablement à vous. Je vous prie de me mander si vous êtes content de votre nouvelle profession : je voudrais être à portée de vous marquer par des services l’estime que vous m’avez inspirée.

Vous devez voir par ma lettre qu'il n'est pas besoin que je signe mon nom . »

1 Copie contemporaine ; l'édition de Kehl suivant la copie Beaumarchais datée du 26 mai 1766, incomplète et augmentée de fragments des lettres du 29 mars et du 5 avril 1766 . la suppression des deux premières phrases, notamment, permet à ces éditeurs d'avancer la date . Voir : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2021/07/03/je-me-connais-trop-bien-pour-n-etre-pas-modeste-6325002.html

et : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2021/07/09/je-voudrais-vous-donner-bien-des-causes-a-soutenir-6326213.html

2 Louis Moland , dans l'édition Garnier, 1877, met «  Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations ».