30/10/2023
il y en a de tracasseurs, d'envieux, de méchants, il faut les faire taire
... Qu'ils soient du gouvernement ou du plus humble O.S .
« A Marie-Marthe de La Harpe 1
16 mars 1768 à Ferney
Nos lettres se sont croisées, madame, ; mettez-vous, je vous en supplie, à ma place, pour un moment, sans rien diminuer des sentiments que vous avez, et que vous devez avoir pour M. de La Harpe .
Je crois vous avoir mandé que les représentants de Genève ont enfin gagné leur procès par leur union et par leur persévérance . Vous sentez combien il m'importait qu'on ne publiât pas la plaisanterie, innocente à la vérité, mais très dangereuse, qui pourrait ulcérer tous ces représentants mes voisins, tous gens un peu difficiles . Ce second chant qui lie les deux autres ne paraissant point, j'étais sûr que l'ouvrage ne serait point imprimé . Voilà pourquoi je l'avais refusé à des princes voisins qui prennent autant d'intérêt aux tracasseries de Genève qu'on les méprise à Paris . Je n'avais certainement donné ce manuscrit à personne ; il n’était jamais sorti de mon portefeuille, M. Wagnière qui écrit cette lettre sous ma dictée en est témoin . Cet ouvrage n’était point achevé, il s'en fallait de beaucoup .
M. de La Harpe l'emporte à Paris sans m'en rien dire, la donne à M. d'Alembert, à M. le comte de Rochefort, à M. Dupuits et à une dame, les copies se multiplient et il est trois mois s'en m'en avertir, lui qui me parlait dans chacune de ses lettres de toutes les nouvelles de la littérature .
Enfin tout l’ouvrage arrive en Suisse, il parvient à un libraire, et tout ce que je puis faire, c'est d'obtenir du libraire qu'il accepte une bonne copie au lieu d'une mauvaise et que l'ouvrage complet paraisse dans un meilleur état .
Vous savez, madame, que j'ai été extrêmement affligé, mais jamais en colère . En vérité M. de La Harpe aurait bien dû se jeter avec confiance entre les bras de l'amitié, prendre sur lui de me parler avec quelque douceur, chercher avec moi les moyens de réparer le tort qu'il me faisait ; il en était peut-être encore temps . Au lieu de prendre ce parti que je devais attendre de son amitié il me dit au bout de huit jours, c'est un nommé Antoine, sculpteur de la rue Hautefeuille, qui lui a donné la copie et qui le distribue dans Paris . J'envoie à Paris chez ce sculpteur, il répond que cela n'est pas vrai . Je me tais, et mon affliction redouble . Enfin M. de La Harpe m'écrit une lettre dure et insultante de sa chambre à la mienne , il part de chez moi sans donner la moindre marque d’attendrissement et de cordialité à son ami .
Cette aventure a eu je vous le redis encore, de suites plus douloureuses pour moi que vous ne pensez . J'ai plus d'un chagrin cruel à dévorer .
M. d'Alembert me mande que M. de La Harpe lui a avoué son tort, c'est-à-dire qu'il a eu une franchise qu'il aurait dû avoir avec moi, franchise que la mienne mérite, franchise qui m'aurait entièrement consolé ma tendre amitié et soulagé ma douleur .
Je n'écrivis à Paris sur cette affaire qu'à M. d'Alembert et à mon neveu le conseiller au Parlement . Je n'écrivis que pour savoir quelles mesures on pourrait prendre pour empêche la publicité . Non seulement, madame, il m'est impossible de nuire à M. de La Harpe, mais il m'est impossible de ne pas estimer ses talents, sa personne, et chercher à le servir . J'écrirai assurément tout ce que vous voudrez . Vous avez sur son esprit le crédit que vous devez avoir, et vous ne vous en servirez que pour fortifier dans son cœur l'amour des devoirs de la société qui doit contribuer à sa fortune et à la douceur de sa vie ; je ne suis en peine ni de ce que vous lui direz, ni de ce qu'il sentira .
On vous à trompée, madame,quand on vous a dit que j'avais voulu mettre sur la tête de mon neveu au Grand conseil la pension dont le roi m’honore ; il vous dira,quand vous voudrez, que rien au monde n'est plus faux ; il n'en a jamais été question .
On vous a trompée de même en vous disant que ma pension était supprimée . Je n'en ai jamais demandé le paiement . M. Bertin m'en fît payer quelques années en sortant du ministère des Finances, M. de Boulogne me manda le 14 août de l'année passée que monsieur le contrôleur général n'avait point retrouvé mon brevet dans ses bureaux . Je viens de le faire retrouver dans ceux de M. de Saint-Florentin .
Tout ce que je vous dis dans ma lettre, madame,est d'un bout à l'autre de la plus exacte vérité . Je vous épargne le récit de mes chagrins . Je suis très sensible aux vôtres .
Tout le mal vient, encore une fois, de ce que M. de La Harpe n’a pas eu assez de confiance en mon amitié . Il en porte la peine bien douloureusement, mais j'empêcherai, je vous le jure, que cette affaire lui fasse le moindre tort .
J'écrirai encore une fois tout ce qu'il faudra ; il est ridicule que cette bagatelle devienne une affaire sérieuse parmi les gens de lettres de Paris, il y en a de tracasseurs, d'envieux, de méchants, il faut les faire taire . Il faut que M. de La Harpe jouisse d'une gloire pure . Il faut surtout que l’amitié lui soit aussi chère que la gloire . Je me confie entièrement à vous, madame,je vous parle à cœur ouvert ; si M. de La Harpe avait eu outre ce manuscrit quelques papiers qui pouvaient être dans le même portefeuille, je le conjure par tous les sentiments que je conserverai toujours pour lui de n'en faire aucun usage , et de les brûler . Un papier très innocent peut être traité quelquefois en criminel . Je vous ai dit très naïvement tout ce que j'avais sur le cœur, soyez bien persuadée qu'il n'y a dans ce cœur qu'une amitié inaltérable pour vous, et pour monsieur votre mari 2. »
1 Née Marie- Marthe Monmayeux, épouse La Harpe depuis le 12 novembre 1764 , divorcera en 1793, mourra en 1794 . Voir : https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/sainte-beuve/html/sainte-beuve_causeries-du-lundi-ed-03_05.html
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