25/05/2010
à Lausanne, il y a six semaines, en bonnet de nuit et en robe de chambre.
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental
Aux Délices 24 mai [1758]
Mon divin ange, je vous envoie de la prose. Vous aimeriez mieux une tragédie. Je le sais bien, et j’aimerais mieux travailler pour vous que pour l’Encyclopédie. Mais entre nous il est plus aisé de faire le métier de Diderot que celui de Racine. Je vous demande en grâce de lire cet article Histoire. [Nouvelle version de l’article] Il me semble qu’il y a quelque chose d’assez neuf et d’assez utile. Mais si vous n’en jugez pas ainsi, j’en jugerai comme vous. J’ai plus de foi à votre goût que je n’ai d’amour propre.
Je n’en ai point sur mon portrait, [demandé par l’Académie française (cf. lettre du 17 décembre 1757) ; V* voulait donner une copie du Quentin de La Tour. Il disait, le 8 mai, de ce nouveau portrait - exécuté par Liotard- : « Cette platitude est mon portrait. Un gros et gras Suisse, barbouilleur en pastel, qu’on m’avait vanté comme un Raphaël, me vint peindre à Lausanne, il y a six semaines, en bonnet de nuit et en robe de chambre. »] c’est l’amour-propre dont je parle. Vous dites que le portrait ne me ressemble pas. Vous êtes la belle Javotte [une parodie de Mérope, Javotte de Valois d’Orville a été jouée au Théâtre de la Foire] et moi le beau Cléon. Vous croyez qu’après huit ans la charpente de mon visage n’a point changé. [En fait quatre ans ; ils se sont vus à Plombières] Je vous jure en toute humilité que le portrait ressemble. Je le trouve encore bien honnête à mon âge de soixante et quatre ans et si vous vouliez vous entendre avec mon patron d’Olivet pour en faire tirer une copie et la nicher dans l’Académie au dessous de la grosse et rubiconde face de M. l’abbé de Bernis vous empêcheriez nos amis les dévots de dire qu’on n’a pas osé mettre la mine d’un profane comme moi au -dessous de celle du plus gras des abbés. Laleu paierait ce qu’il faudrait, [notaire à Paris] peintre et bordure. J’aurais plus de raisons, mon cher et respectable ami, de vous demander votre effigie, que vous de demander la mienne. Mais j’espère vous voir en personne. Je ne peux pas concevoir que Mme de Grolée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir. Et alors je serai un homme heureux.[V* encourage d’Argental à venir voir sa tante, Mme de grolée, sœur du cardinal de Tencin, pour « mitonner » l’héritage du riche cardinal, son oncle ; cf. lettre du 21 avril] J’aurais bien des choses à vous dire à présent ; et surtout sur le ridicule dont je suis affublé de ne pouvoir venir qu’après la paix.[en marge V* a écrit « secreto » valable pour la suite de sa lettre. Il avait été jugé indésirable à cause de sa correspondance avec Frédéric pour essayer de négocier une paix séparée qui déplaisait à l’alliée autrichienne ; cf. lettres du 2 décembre 1757, 10 décembre, 17 et 24 décembre] Cette aventure est d’un très bon comique.
Il est vrai, mon cher ange, que dans les horreurs et les vicissitudes de cette guerre il y a eu des scènes bouffonnes comme dans les tragédies de Shakespeare. Premièrement le roi de Prusse, qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français de ma tragédie de Mérope en faisant son traité avec l’Angleterre, et m’envoie ce beau chef d’œuvre. Ensuite quand il est battu, et que les Hanovriens sont chassés d’Hanovre, [pour la situation de Frédéric avant Rossbach, cf. lettres du 19 juillet 1757 à Richelieu et 2 septembre à François Tronchin.] il veut se tuer, il fait son paquet, il prend congé en vers et en prose. Moi qui suis bon dans le fond, je lui mande qu’il faut vivre, [lettre du 15 octobre 1757 à Frédéric] je le conseille comme Cinéas conseillait Pyrrhus. [Cinéas conseille à Pyrrhus de mettre fin à ses conquêtes et de profiter de la vie] J’aurais voulu même qu’il se fût adressé à M. le maréchal de Richelieu pour finir tout en cédant quelque chose. Arrive alors l’inconcevable affaire de Rosback, et voilà mon homme qui voulait se tuer tue en un mois Français, Autrichiens, et est le maître des affaires. Cette situation peut changer demain, mais elle est très affermie aujourd’hui. Or maintenant je suppose que les Autrichiens ont intercepté mes lettres, y a-t-il là de quoi leur donner la moindre inquiétude ? n’est-ce pas le lion qui craint une souris ? qu’ai-je affaire à tout cela, s’il vous plait ? Tout le monde, je crois, souhaite la paix. Si on empêche de venir dans votre ville tous ceux qui désirent la fin de tant de maux, il ne viendra chez vous personne.
J’avoue que je voudrais que M. de Staremberg fût bien persuadé que personne n’a plus applaudi que moi au traité de Versailles [traités d‘alliance entre la France et l‘Autriche signés le 1er mai 1756 et le 1er mai 1757 avec Staremberg, représentant l‘Autriche à Paris]. En qualité de spectateur de la pièce, j’ai battu des mains dans un coin du parterre.
C’est une chose bien rare que le roi de Prusse m’ayant fait tant de mal, les Autrichiens m’en fassent encore. Patience, Dieu est juste. Mais en attendant que je sois récompensé dans l’autre monde, votre ami M. le chevalier de Chauvelin l’ambassadeur ne pourrait-il pas à votre instigation dire un petit mot de moi à cet ambassadeur impérial et royal ? [Bernard-Louis (alias François-Claude) de Chauvelin, ambassadeur à Turin, accepta] Ne pourrait-il pas lui glisser qu’il y a un barbouilleur de papier qui a trouvé son traité admirable, et qui désire d’en écrire un jour les suites heureuses ? Ce serait là une belle négociation. M. de Chauvelin verrait ce que M. de Staremberg pense.
Pour moi je pense que ce monde est fou, et que vous êtes le plus aimable des hommes.
Si vous trouvez l’article Histoire passable, voulez-vous bien en parler à Diderot, secundo magnam prudentiam tuam, [selon ta grande prudence] car il serait dur de perdre ses peines. » [Voir lettre du 19 mai ; « Avez-vous vu Diderot ? Veut-il accepter les articles qu’on m’avait confiés ? »]
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