09/04/2012
On dit : Il est mort, et puis, serre la file; et on est oublié pour jamais
« A M. BERTRAND. 1
24 octobre [1755].
La mort de M. de Giez me pénètre de douleur me voilà banni pour quelque temps de ma maison, où il est mort. Ah! mon cher monsieur, qui peut compter sur un moment de vie ! Je n'ai jamais vu une santé plus brillante que celle de ce pauvre Giez, il laisse une veuve désolée, un enfant de six ans, et peut-être une fortune délabrée, car il commençait. Il avait semé, et il meurt sans recueillir, nous sommes environnés tous les jours de ces exemples. On dit : Il est mort, et puis, serre la file; et on est oublié pour jamais. Je n'oublierai point mon pauvre Giez, ni sa famille. Il m'était attaché, il m'avait rendu mille petits services, je ne retrouverai, à Lausanne, personne qui le remplace. Je vois qu'il
faudra remettre au printemps mon voyage de Berne; c'est être bien hardi que de compter sur un printemps.
Ce capucin 2, digne ou indigne, a été proposer à Francfort son manuscrit de la Pucelle, à un libraire nommé Esslinger; mais il en a demandé un prix si exorbitant que le libraire n'a point accepté le marché; il est allé faire imprimer sa drogue ailleurs. Je crois qu'il la dédiera à saint François.
Une grande dame 3 d'Allemagne m'a mandé qu'elle avait un exemplaire imprimé de cette ancienne rapsodie. Il faut que ce ne soit pas celle de Maubert, car elle prétend que l'ouvrage n'est pas trop malhonnête, et qu'il n'y a que les âmes dévotes à saint Denis, à saint Georges, et à saint Dominique, qui en puissent être scandalisées. Dieu le veuille ! Cet ouvrage, quel qu'il soit, jure bien avec l'état présent de mon âme.
Singula de nobis anni praedantur euntes. (Hor., lib. II, vers 55.) 4
Je ne connais plus que la retraite et l'amitié. Que ne puis-je jouir avec vous de l'une et de l'autre ! Je vous embrasse bien tendrement. »
1 Voir ce qu'il dit à de Brenles le même jour : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/04/09/je-n-ai-que-deux-jours-a-vivre-en-passerai-je-un-avec-vous.html
2 Maubert de Gouvest, alors calviniste, voir : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/03/03/je-n-ai-jamais-rien-vu-de-plus-plat-et-de-plus-horrible-cela.html
3 Probablement Mme de Buchwald, la « grande maîtresse des coeurs » : page 63 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80033k/f67.image.r=.langFR
4 Les années qui s’en vont nous dérobent tout, au fur et à mesure ; voir : http://www.anagnosis.org/phil/hor_ep_2_2
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Je n'ai que deux jours à vivre, en passerai-je un avec vous ?
http://www.deezer.com/music/track/714240
http://www.deezer.com/music/track/714245
http://www.deezer.com/music/track/714252
« A M. DE BRENLES.
Aux Délices, 24 octobre [1755]
Qu'est-ce que la vie, mon cher philosophe ? Voilà ce Giez si frais, si vigoureux, mort dans mon pauvre Morion, cela me rend cette maison bien désagréable. J'aimais Giez de tout mon cœur, je comptais sur lui; il m'avait arrangé ma maison de son mieux j'espérais vous y voir incessamment. Sa pauvre veuve mourra peut-être de douleur. Giez était sur le point de faire une fortune considérable; sa famille sera probablement ruinée, voilà comme toutes les espérances sont confondues. Je n'ai que deux jours à vivre, en passerai-je un avec vous ? Quand revenez-vous à Lausanne? Vous seul serez capable de me déterminer à habiter Monrion. Je suis bien incapable de répondre aux vers flatteurs de Mme de Brenles; le chagrin étouffe le génie. On me mande de de tous côtés que la Pucelle est imprimée, mais on ne me dit point où; tout ce que je sais, c'est que ce galant homme de capucin 1 en a proposé treize chants à Francfort à un libraire nommé Esslinger; mais il voulait les vendre si cher que le libraire a refusé le marché; il est allé les faire imprimer ailleurs. Saint François d'Assise vous a envoyé là un bien vilain homme. Mme Denis et moi, nous vous assurons de notre tendre attachement , nous en disons autant à Mme de Brenles.
V. »
1Voir lettre à de Brenles du 29 juillet : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/03/03/j...
http://www.deezer.com/music/track/714267
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08/04/2012
si on pouvait bien digérer ! mais avoir toujours mal à l'estomac, craindre les rois, et les libraires, et les Pucelles!
http://www.laboucherielitteraire.com/atelier-du-poisson-soluble-1-jeunesse/article/224.html
« A M. le comte d'ARGENTAL.
Aux prétendues Délices, octobre [1755]
Tout va de travers dans ce monde, mon cher ange. Il m'est mort un petit Suisse 1 charmant, qui m'avait fait avoir une maison assez agréable auprès de Lausanne 2, me l'avait meublée, ajustée, et qui m'y attendait avec sa femme. J'allais à cette maison, où j'avais fait porter mes livres je comptais y travailler à votre Orphelin. Mon Suisse est mort dans ma maison ses effets étaient confondus avec les miens. J'ai été très-affligé, très-dérangé, je n'ai pas pu faire un vers. Vous ne savez pas, vous autres conseillers d'honneur, ce que c'est que de faire bâtir en Suisse, en deux endroits à la fois, de planter et de changer des vignes en pré, et de faire venir de l'eau dans un terrain sec, pendant qu'on a une Histoire générale sur les bras, et une maudite Pucelle qui court le monde en dévergondée, et un petit Suisse qui s'avise de mourir chez vous. Faites comme il vous plaira avec votre Orphelin, il n'a de père que vous, il me faudrait un peu de temps pour le retoucher à ma fantaisie. Je suis toujours dans l'idée qu'il faut parler de Confucius dans une pièce chinoise. Les petits changements que je ferais à présent ne produiraient pas un grand effet. C'est Mlle Clairon qui établit tout le succès de la pièce. On dit que Lekain a joué à Fontainebleau plus en goujat qu'en Tartare; qu'il n'est ni noble, ni amoureux, ni terrible, ni tendre, et que Sarrasin a l'air d'un vieux sacristain de pagode. J'aurais beau mettre dans leur bouche les vers de Cinna et d'Athalie, on ne s'en apercevrait pas. J'ai besoin d'une inspiration de quinze jours pour rapiécer ou rapiéceter mon drame; nos histrions seraient quinze autres jours à remettre le tout au théâtre, et je ne serais pas sûr du succès. Vous avez fait réussir mes magots avec tous leurs défauts, mon cher et respectable ami vous les ferez supporter de même. Je ne les ai imprimés que pour aller au-devant de la Pucelle, qu'on vend partout. Il fallait absolument désavouer ces abominables copies qui courent dans l'Europe. J'ai besoin d'un peu de repos dans ma vieillesse et dans une vieillesse infirme qui ne résisterait pas à des chagrins nouveaux. Ma lettre 3 à Jean- Jacques a fait un assez bon effet, du moins dans les pays étrangers mais je crains toujours les langues médisantes du vôtre. Comptez, mon divin ange, que le génie poétique ne s'accommode pas de toutes ces tribulations. Ce maudit Lambert parle toujours de réimprimer presto, presto, mes sottises non corrigées. Il ne veut point attendre, il a grand tort de toutes façons c'est encore là une de mes peines. Encore si on pouvait bien digérer ! mais avoir toujours mal à l'estomac, craindre les rois, et les libraires, et les Pucelles! On n'y résiste pas. Êtes-vous content de Cadix 4? Pour moi, j'en suis horriblement mécontent.
Le roi de Prusse m'a fait mille compliments, et me demande de nouveaux chants de la Pucelle; il a le diable au corps. Comment va le pied de Mme d'Argental ? Je suis à ses pieds. Adieu, divin ange. »
3 Lettre du 30 mai à J.-J. Rousseau : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/03/22/on-n-a-jamais-employe-tant-d-esprit-a-vouloir-nous-rendre-be.html
4 Voir http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/04/02/il-faut-que-vous-me-parliez-de-vous-davantage-si-vous-voulez.html
17:34 | Lien permanent | Commentaires (0)
mon amitié est bonne; elle est en vérité aussi sincère qu'inutile. Je compte cette inutilité parmi mes plus grands malheurs
« A M. DUPONT,
AVOCAT.
Octobre [1755]
Mon cher ami, les maladies découragent à la fin ; il y a trois mois que j'ai cessé tout commerce avec le genre humain. Mes amis de Paris ont fait jouer cet Orphelin sans que je m'en sois mêlé. Je serais plus sensible au plaisir de vous revoir que je ne l'ai été à ce petit succès passager. Je comptais aller à Monrion près de Lausanne: je vous aurais envoyé un carrosse sur la route pour vous enlever, nous aurions philosophé quelque temps avec notre ami M. de Brenles, mais un homme de Lausanne 1, à qui j'avais prêté ma maison, s'est avisé d'y tomber malade, et d'y être à la mort six semaines, il y est encore, tandis que je languis dans mes prétendues Délices.
J'ai ouï dire que des gens de Strasbourg, qui ont été un peu effarouchés d'un certain mémoire, vous ont plus nui que je n'ai pu vous servir. M. de Paulmy, en vous disant que je suis votre ami, vous a fait voir à quoi mon amitié est bonne; elle est en vérité aussi sincère qu'inutile. Je compte cette inutilité parmi mes plus grands malheurs; je vis toujours dans l'espérance de vous revoir. Mme Denis vous fait mille compliments, aussi bien qu'à Mme Dupont. Je me joins à elle; je vous embrasse de tout mon cœur. Voulez-vous bien présenter mes respects à M. et à Mme de Klinglin ?
V.
Si vous voyez le conseiller, de la maison de Linange, je vous supplie de lui recommander de faire honneur à ma lettre de change. »
15:47 | Lien permanent | Commentaires (0)
les cartes seront toujours embrouillées, et les Français ont la mine de perdre à ce jeu
http://www.cyberpresse.ca/debats/editoriaux/mario-roy/201204/02/01-4511832-jeu-electoral.php
« A M. Jean-Robert TRONCHIN à LYON 1
Délices, le 15 octobre 1755.
J'ai lu toutes les discussions sur la guerre. Tout ce que je comprends, c'est que nos plénipotentiaires au congrès d'Utrecht ne connaissaient pas trop l'Acadie 2, et cela n'arrive que trop souvent. Il faudrait que les autres eussent la bonté de faire graver une carte. Mais les cartes seront toujours embrouillées, et les Français ont la mine de perdre à ce jeu, puisqu'ils jouent avec leur pauvre Canada contre quatre cents lieues d'un très-beau pays. Mais ils ne perdront pas grand'chose. Est-il vrai que les jésuites ont élu un de leurs pères roi du Paraguai, et que ce roi s'appelle Nicolas? Un damné d'hérétique a fait ces vers à l'honneur de ce nouveau roi
Du bon Nicolas premier
Le ciel bénisse l'empire,
Et qu'il lui daigne octroyer,
Ainsi qu'à son ordre entier,
La couronne du martyre.
Avez-vous entendu parler de cette maudite Pucelle, de saint Denis et de saint Georges ? Tout cela est imprimé, et Dieu sait comment. J'ai vu cette maudite Jeanne. Elle a très-mauvaise façon, mais cela ne m'a pas paru si terrible que je croyais. Je ne veux que protester et rester tranquille. Mauvaise nouvelle de Cadix 3. C'est pis que Pucelle. On dit cependant que les Anglais ont été huit jours sans prendre de nos vaisseaux. Est-ce possible ? »
1 Voir : Revue suisse, 1855, page 402. http://books.google.fr/books?id=UEwpAAAAYAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q=15%20octobre%201755&f=false
14:30 | Lien permanent | Commentaires (0)
il ne me reste plus que le sentiment; mais ce n'est pas assez, il faudrait l'exprimer
« A M. Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles 1.
Aux Délices, le 14 octobre [1755]
Je profite d'un petit moment de santé, ou plutôt de relâchement de mes maux, pour présenter mes tendres respects à M. et à Mme de Brenles. La maladie de M. de Giez m'a empêché, il y a un mois, d'aller à Monrion, et la mienne maintenant me retient auprès de Genève. Je vois bien que nous retournerons à peu près dans le même temps à Lausanne: ce sera là que je remercierai Mme de Brenles. Ses vers 2 sont le prix le plus flatteur de l'Orphelin de la Chine. Je suis actuellement dans l'incapacité de répondre, même en prose il ne me reste plus que le sentiment; mais ce n'est pas assez, il faudrait l'exprimer, et ce n'est pas une besogne de malade.
M. Dupont devait venir à Monrion cet automne voilà les choses furieusement dérangées. On n'éprouve dans la vie que des contradictions, bien heureux encore quand on s'en tient là. J'ai à soutenir tous les maux du corps et de l'âme; l'espérance de revoir M. et Mme de Brenles me soutient. Nous leur renouvelons, Mme Denis et moi, les plus sincères amitiés.
Adieu, couple respectable et aimable, jusqu'au moment où Monrion nous rassemblera.
V. »
2 Mme de Brenles composait des poésies fugitives assez agréables; elle traduisit même le Caton d'Addison, en faisant usage des rimes croisées, à l'exemple de Voltaire dans Tancrède. Mme de Brenles, Étiennette Chavannes, devint veuve
vers le commencement de novembre 1771, et mourut en 1775. L'un de ses frères est nommé dans la lettre de Voltaire au pasteur Bertrand, du 30 janvier 1759. (CL. ) : voir page 209 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x/f214.image.r=.langFR
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06/04/2012
pour ne pas effaroucher une nation frivole, qui rit sottement, et qui croit rire gaiement de tout ce qui n'est pas dans ses mœurs, ou plutôt dans ses modes
... les candidats à l'élection mentent effrontément, par pensées, par paroles et par actions (et comme faute avouée est théoriquement à demi pardonnée, les mensonges inavoués seront doublement condamnés, dans les urnes , d'abord, et au tribunal si besoin ! ).
Prétexte à leur lâcheté : surtout "ne pas effaroucher" l'électeur, de droite ou de gauche , une place en or en dépend .
Si vous hésitez à toucher un bulletin de vote, voici un autre remède possible , je dis bien "possible" SGDG :
Ce ne sera pas de trop avec de tels postulants , Nicolas S. et Marine LeP., Jacques C., je vous le dis, point besoin de faire brûler des "pastilles à Confucius" en action de grâces, point besoin non plus de dragées Fuca car ces élections sont assez chi... comme ça .
Et s'il vous reste un fond de naïveté (et une âme de gogo invétéré) encore intact après tout ce cirque , tentez le coup :
« A M. DUMARSAIS 1
à PARIS.
Aux Délices, le 12 octobre [1755]
Je bénis les Chinois, et je brûle des pastilles à Confucius, mon cher philosophe, puisque mon étoffe de Pékin vous a encore attiré dans le magasin d'Adrienne 2 Nous l'avons vue mourir, et le comte de Saxe devenu depuis un héros, et presque tous ses amis. Tout a passé; et nous restons encore quelques minutes sur ce tas de boue, où la raison et le bon goût sont un peu rares.
Si les Français n'étaient pas si Français, mes Chinois auraient été plus Chinois, et Gengis encore plus Tartare. Il a fallu appauvrir mes idées, et me gêner dans le costume, pour ne pas effaroucher une nation frivole, qui rit sottement, et qui croit rire gaiement de tout ce qui n'est pas dans ses mœurs, ou plutôt dans ses modes.
M. le comte de Lauraguais 3 me paraît au-dessus des préjugés, et c'est alors qu'on est bien. Il m'a écrit une lettre dont je tire presque autant de vanité que de la vôtre. Il a dû recevoir ma réponse 4, adressée à l'hôtel de Brancas. Il pense, puisqu'il vous aime. Cultivez de cet esprit-là tout ce que vous pourrez c'est un service que vous rendez à la nation. Vivez, inspirez la philosophie.
Nous ne nous verrons plus mais se voit-on dans Paris ? Nous voilà morts l'un pour l'autre j'en suis bien fâché. Je trouve quelques philosophes au pied des Alpes toute la terre n'est pas corrompue.
Vous vivez sans doute avec les encyclopédistes, ce ne sont pas des bêtes que ces gens-là; faites-leur mes compliments, je vous en prie. Conservez-moi votre amitié jusqu'à ce que notre machine végétante et pensante retourne aux éléments dont elle est faite.
Je vous embrasse en Confucius; je m'unis à vos pensées; je vous aime toujours au bord de mon lac, comme lorsque nous soupions ensemble. Adieu. On n'écrivait ni à Platon ni à Socrate
Votre très-humble serviteur. »
1 Voir note de V* dans les Ecrivains du Siècle de Louis XIV , page 69 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4113308/f86.image
3 Voir lettre à Thieriot du 1er octobre 1755 :http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/04/05/il-y-a-peu-de-ces-grandes-ames-qui-conservent-si-longtemps-l.html
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