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12/06/2022

Je trouve que de tous les fléaux la crainte est encore le pire ; elle glace le sang

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

6 février 1767

Votre créature l’a échappé belle, mes divins anges. Les conseillers d’État, les neiges et les maladies attachées à l’âge et à la rigueur du climat, me réduisaient à une pénible situation. Je trouve que de tous les fléaux la crainte est encore le pire ; elle glace le sang, elle n’a donné une espèce d’attaque d’apoplexie. Béni soit monsieur le vice-chancelier 1, qui a été mon premier médecin ! Mais jugez si j'ai pu, pendant un mois de transes continuelles, faire à ces pauvres Scythes ce que j’aurais fait si mon pauvre corps et mon âme avaient été moins tourmentés et moins affaiblis. Tels qu’ils sont, ils pourront ne pas déplaire, puisqu’ils ne nous déplaisent pas et que nous sommes difficiles. Nous en avons suspendu les répétitions, parce que la rigueur de la saison a augmenté dans notre Sibérie, et que nous sommes tous malades. Il n’y à plus moyen de tenir à mon âge dans ce climat, qui est aussi horrible pendant l’hiver qu’il est charmant pendant l’été. Vous, qui n’avez pour montagne que Montmartre et les Bonshommes 2, jouissez en paix de vos doux climats. Je me flatte que vous aurez un très beau temps le carême, et que les Scythes pourront faire quelque plaisir à mes chers compatriotes, qui sont quelquefois si difficiles et quelquefois si indulgents. Les affaires les plus désespérées peuvent réussir, et j’en ai une bonne preuve. On dit qu’il faut remercier deux ou trois maîtres des requêtes qui sont parents de l’abbé Mignot ; mais sans monsieur le vice-chancelier, il n’y avait rien de fait. Je n’avais l’honneur de le connaître que pour avoir joué aux échecs avec lui, il y a plus de cinquante ans ; il pouvait me faire échec et mat cette fois-ci d’un seul mot.

Je ne puis plus rien faire aux Scythes ; je suis dans un état trop triste pour penser à des vers, et même à de la prose ; je suis anéanti. Les deux derniers exemplaires, que je vous ai envoyés par M. le duc de Praslin, peuvent être regardés comme mon testament. Il sera aisé à Lekain de faire porter sur les autres exemplaires les corrections qui sont dans ces derniers. J’aurais voulu finir ma carrière par quelque chose de plus fort et de plus digne de vous ; mais il est aussi difficile d’atteindre le but qu’il est aisé de l’apercevoir. La critique est aisée, et l’art est difficile 3.

M. de Chauvelin n’a envoyé des idées ingénieuses pour le cinquième acte ; mais entre les choses ingénieuses et les théâtrales, il y a un espace immense. Une chose dont je répondrais, c’est que si on joue le cinquième acte comme Mme de La Harpe, il fera plaisir aux Parisiens. Enfin j’ai jeté mes filets en votre nom, et je ne dois plus qu’attendre paisiblement la fin du carnaval.

Respect et tendresse. 

V.»

1 Maupéou .

2 Le terrain de l'ancien palais des Tournelles sur l’emplacement duquel a été bâti un monastère de minimes .

3 Les Glorieux, ac. II, sc. 5, vers 690 ,de Destouches : http://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/NERICAULT_GLORIEUX.pdf

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