21/08/2022
il y a près de vingt ans que les indignes persécutions que j’ai essuyées pour tout fruit de mes travaux m’ont fait renoncer à ma patrie
... Il serait bon que cela ne se produise plus de nos jours, qu'on endigue la redoutable fuite des cerveaux français , nous n'en aurons jamais trop .
« A Henri-Louis Lekain
11 mars 1767 à Ferney 1
Mon cher ami, je sors d’une grande répétition des Scythes. Le cinquième acte est sans contredit celui de tous qui a fait le plus d’effet théâtral ; mais il demande de terribles nuances. Le couplet d’Athamare quand il encourage Obéide à le frapper, prononcé de la manière dont vous le direz, avec courage, avec noblesse, avec un air de maître, contribue beaucoup au succès. La scène du père et de la fille, l’air morne, recueilli, douloureux et terrible, qu’Obéide y conserve toujours avec son père, fait de cette scène même une des plus attachantes . La curiosité et l’effroi saisissent toute l’assemblée. Ce cinquième acte vient de faire le même effet à Lausanne . C’est celui de tous qui a le plus réussi. On répète la pièce à Genève, on la répète à Lyon dans quatre jours. Vous voyez qu’il est de toute impossibilité d’attendre après Pâques . Le libraire de Paris serait prévenu par les libraires de province et par ceux de Suisse. Si j’étais à Paris, vous ne seriez pas exposé à ces inconvénients ; mais il y a près de vingt ans que les indignes persécutions que j’ai essuyées pour tout fruit de mes travaux m’ont fait renoncer à ma patrie. C’est à Fréron et Coqueley, son approbateur, à triompher dans Paris.
Voici un petit résumé de tous les changements faits à la pièce, afin que, s’il en est échappé quelqu’un dans votre copie, vous puissiez aisément le remplacer. Au reste, vous sentez bien que tout dépend de votre santé : il ne faut pas vous tuer pour des Scythes. Tout dépend surtout de la santé de madame la dauphine, et on n’a pas besoin d’un tel motif pour souhaiter son rétablissement. Je vous embrasse bien tendrement.
N. B. -- Mlle Dubois s’est plainte à moi ; elle a cru que vous m’aviez engagé à la priver du rôle d’Obéide ; je l’ai détrompée comme je le devais.
Acte premier
des Scythes
Sozame ne dit point :
Mais je crains que ma fille au désert, etc.
Il dit :
Mais je sens que ma fille, au désert enterrée,
Du faste des grandeurs autrefois entourée,
Dans le secret du cœur pourrait entretenir
De ses honneurs passés l'importun souvenir 2.
Acte second
Obéide ne dit point dans sa première scène avec Sulma :
…............................... Mon père veut un gendre,
C'est dans ses derniers ans un parti qu'il faut prendre.
Elle dit
…........... Mon père veut un gendre,
Il ne commande point ; mais je sais trop l'entendre :
Le fils de son ami doit être préféré,3 etc.
N. B. – Elle ne doit pas en dire davantage .
Acte troisième
Athamare ne finira point la scène avec Obéide par ce vers :
J'obéis : allons voir quel sang je dois répandre .
Il dira :
J'obéis : malheureux, quel sang vas-tu répandre 4?
N. B. – Il faut absolument qu'Athamare sorte avec fureur, sans quoi il n'y aurait plus ni chaleur, ni variété, et il démentirait son caractère violent et emporté .
Acte quatrième
Si on ne veut pas de ce vers :
Il m'entend, il me voit, il revient, il soupire .
qui fait un très grand effet sur tous les théâtres où il a été récité, il n'y a qu'à mettre :
Mon malheur te poursuit ; il revient, il soupire 5.
mais cela est infiniment moins pathétique .
Acte cinquième
La pièce ne finit point par ces deux vers :
Scythes, contentez-vous de ce grand sacrifice,
Et sans être inhumains, cultivons la justice .
Il y a :
Nous sommes trop vengés par un tel sacrifice ;
Scythes, que la pitié succède à la justice ;
(ou bien : )
Scythes, que la pitié remplace la justice 6.
La première scène fait un si grand effet sur tous les théâtres, qu'on ne fera pas l'outrage à celui de Paris de changer un seul mot dans cette scène .
Voilà ce que l'on répond à M. de Thibouville, et ce qu'on prie très instamment monsieur Lekain de vouloir bien faire exécuter ; il serait absurde de retrancher les derniers vers du quatrième acte : Ah ! Laissez-moi mourir, seigneur, sans vous entendre . C'est la seule chose qui puisse faire comprendre aux spectateurs que le père n'a rien expliqué à sa fille entre le quatrième et le cinquième acte .
N. B. – La pièce fait partout un très grand effet, et il est à croire qu'entre les mains de monsieur Lekain , elle en fera un beaucoup plus sensible . Je l'accepte, après un morne silence et trois pas en avant, a été reçu avec frémissement, et des battements de mains qui ne finissaient pas . »
1 L'édition de Kehl s'arrête à la fin du premier Nota bene ; on a ici la version de l’édition Lekain .
2 Les Scythes, acte I, scène 3.
3Les Scythes, acte II, scène 1 .
4Ibid. acte III, sc. 2 , avec de nombreuses modifications .
5Ibid., acte IV, sc. 6.
6 Les Scythes, acte V, scène 5 .
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On voit le doigt de Dieu partout
... Ouaff ! ouaff !!
« A Antoine-Henri de Bérault-Bercastel 1
11è mars 1767
Non-seulement, monsieur, celui que vous aviez chargé de me faire parvenir votre poème de La Conquête de la terre promise 2 ne m'a point envoyé votre bel ouvrage, mais il ne m'en a point parlé. Une longue maladie à laquelle j'ai été sur le point de succomber a été sans doute la cause de sa négligence .Mon ami ne m'a pas cru capable de juger des vers dans le triste état où j'étais .Je sens tout le prix de ce que j'ai perdu. Rien n'est plus poétique sans doute que les conquêtes de Josué, tout y est prodige, et les miracles font un effet d'autant plus admirable qu'on ne peut pas dire que l'auteur y amène la divinité, comme les poètes grecs qui faisaient descendre un dieu sur la scène, quand ils ne savaient comment dénouer leur intrigue. On voit le doigt de Dieu partout dans le sujet de votre ouvrage, sans que l'intervention divine soit une ressource nécessaire.
Josué pouvait aisément passera à gué le Jourdain, qui n'a pas quarante-cinq pieds de large, et qui est guéable en cent endroits; mais Dieu fait remonter le fleuve vers sa source, pour manifester sa puissance.
Il n'était pas nécessaire que Jéricho tombât au son des cornemuses, puisque Josué avait des intelligences dans la ville par le moyen de Raab la prostituée. Dieu fait tomber les murs, pour faire voir qu'il est le maître de tous les événements. Les Amorrhéens étaient déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du ciel ; il n'était pas nécessaire que Dieu arrêtât le soleil et la lune à midi, pour que Josué triomphât de ce peu de gens qui venaient d'être lapidés d'en haut. Si Dieu arrête le soleil et la lune, c'est pour faire voir aux Juifs que le soleil et la lune dépendent de lui.
Ce qui me paraît encore de plus favorable à la poésie, c'est que le sujet est petit, et les moyens grands. Josué ne conquit, à la vérité, que dix-huit lieues de pays mais la nature entière est en convulsion pour le pays d'Éphraïm. C'est ainsi qu'Énée, dans Virgile, s'établit dans un village d'Italie avec le secours des dieux. Le grand avantage que vous avez sur Virgile, c'est que vous chantez la vérité, et qu'il n'a chanté que le mensonge. Vous avez l'un et l'autre des héros pieux, ce qui est encore un avantage. Il est vrai qu'on pourrait reprocher quelques cruautés à Josué, mais elles sont sacrées, ce qui est un grand avantage encore. Jugez, monsieur, quel est mon regret de n'avoir pu lire, dans ma terre non promise, votre poème sur la terre promise, qui me fait concevoir de si grandes espérances.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. »
1 Antoine-Henri Bérault de Bercastel, né près de Metz vers 1720, mort vers 1800, est auteur de la Conquête de la Terre promise, poème, 1766, deux volumes in-8°, et d'autres ouvrages.
Voir : https://data.bnf.fr/fr/see_all_activities/13011353/page1
et : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine-Henri_de_B%C3%A9rault-Bercastel
L'édition Commentaire historique, très inexacte intitule la lettre : « Lettre à un ecclésiastique, auteur d'un poème épique sur la conquête de la terre promise, en douze chants, imprimés à Paris, chez Delain libraire rue Saint-Jacques en 1766, avec un privilège du roi ». L'édition de Kehl ajoute le nom de Béraud et la date , mais n'améliore pas le texte
Voir : lettre 6788 à l'abbé Bérault : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411361p/texteBrut
2 A. -H. de Bérault-Bercastel : La Conquête de la terre promise, 1766 : https://books.google.fr/books?id=VktaAAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
Quoi qu'en dise V* cet ouvrage a dû lui être remis car il figure dans sa bibliothèque : https://c18.net/vll/vll_fiche.php?id_vo_vll=351
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