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09/03/2024

Vous ne devez pas dépouiller des pauvres de leur unique bien. Ce n’est rien pour vous que quelques bœufs et quelques vaches avec de misérables ustensiles; c’est tout pour eux 

..."Les meubles de mon malheureux fermier , qui perd dans son exploitation, ne doivent pas être à vous."

L'actualité du monde paysan a mis en lumière la misère qui frappe trop souvent les cultivateurs mis à la porte de chez eux par leurs banques . Ces dernières -- dont le Crédit Agricole, le plus gros propriétaire terrien potentiel-- sont connues pour être de vrais pousse-au-crime en accordant des prêts déraisonnables  pour des achats de matériel qu'elles savent pertinamment disproportionné. C'est intolérable . Quand on me demande pourquoi j'aime Voltaire, je parle bien sûr de ses idées et prises de position philosophiques, mais aussi de son action sur le terrain pour aider les pauvres ; il ne s'est pas contenté de paroles , lui . Ne l'oublions pas .

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« A Charles de Brosses, baron de Montfalcon

Du 19 auguste 1768, à Ferney 1

Je n’ai pas répondu plus tôt, monsieur, à votre lettre du 10 mai, parce que j’ai voulu avoir le temps de m’instruire. Je vous réponds quand je suis instruit.

Vous me dites que vous avez donné à Mme Denis, l’une de mes nièces, un désistement de la clause intolérable de votre contrat 2. Elle donne des déclarations réitérées que jamais vous ne lui avez ni écrit, ni fait parler, ni fait écrire sur cette affaire essentielle.

Vous dites ensuite que c’est à M. Fargès, intendant de Bordeaux, que vous avez envoyé ce désistement, et qu’il a dû le donner à Mme Denis. J’ai écrit à M. Fargès : il me marque, par sa lettre du 11 juin 3, qu’il n’a jamais reçu un tel papier, que vous ne lui en avez jamais parlé, et qu’il ne s’agissait que d’un procès pour des moules de bois.

J’ai fait consulter à Paris des avocats sur tous les objets qui nous divisent : ils ont tous été d’avis que je prisse des lettres de rescision contre vous, et ils les ont fait dresser.

Je n’ai pas voulu cependant prendre cette voie. J’aime mieux faire sur vous un dernier effort. Voici le fait tel qu’il est prouvé par les pièces authentiques.

Vous venez en 1758 me vendre à vie votre terre de Tournay que vous me donnez pour une comté 4. Vous exprimez dans le contrat qu’elle est estimée de 3,500 livres de rente 5. Vous exprimez dans le mémoire de votre main 6, que le bois attenant est de cent poses . Vous exigez par le contrat que je fasse pour 12 000 livres de réparations. Vous stipulez qu’à ma mort tous les effets et meubles sans aucune exception, qui se trouveront dans le château, vous appartiendront en pleine propriété. J’omets d’autres clauses sur lesquelles je m’en rapportai à votre équité et à votre honneur, ne connaissant point du tout la terre.

À l’égard des réparations, j’en fais d’abord pour 18 000 livres, dont j’ai les quittances libellées. Je vous en informe. Pour réponse, vous me menacez d’un procès au sujet de quelques sapins coupés pour ces réparations selon le droit que j’en ai.

À l’égard des 3 500 livres de rente que la terre doit produire, je ne l’afferme que 1 200 livres en argent, et environ 300 livres en denrées. Ainsi je suis lésé de plus de moitié, et je ne m’en plains pas.

À l’égard du bois, vous l’avez affirmé de cent poses. Les arpenteurs du roi n’y ont trouvé que 39 arpents, mesure de Bourgogne, qui valent vingt-trois poses et demie 7 ; et de ces 23 poses et demie, vous faisiez couper la moitié par votre commissionnaire Charles Baudy, dans le temps même que vous me vendiez ce bois. Et vous dites dans le contrat que vous avez vendu cette partie à un marchand. Ainsi me voilà entièrement frustré du bois, et vous m’obligez encore de vous laisser à ma mort soixante arbres par arpent.

À l’égard des effets et meubles qui doivent sans exception vous appartenir à ma mort, vous voulez bien vous désister de cette clause qui seule pourrait rendre le contrat nul. Mais vous prétendez que tous les effets concernant l’agriculture vous appartiendront : cela n’est pas juste. Les meubles de mon malheureux fermier 8, qui perd dans son exploitation, ne doivent pas être à vous. Vous ne devez pas dépouiller des pauvres de leur unique bien. Ce n’est rien pour vous que quelques bœufs et quelques vaches avec de misérables ustensiles ; c’est tout pour eux.

Je vous demande un accommodement honnête. Je vous déclare que je suis prêt 9 d’en passer par l’arbitrage des membres du Parlement ou des avocats que vous choisirez vous-même.

Vous me répondez que Warburton sait l’histoire orientale, que Corneille est une lune et que je ne suis qu’une étoile. Il ne s’agit pas ici de savoir si les influences de cette étoile ont été utiles aux descendants de Corneille ; il s’agit que je puisse vivre et mourir chez moi, en attendant que ce chez moi soit chez vous. Il n’y a aucun fétiche qui puisse en être offensé.

Vous me dites que je n’ai nulle envie de demeurer à Tournay ; et moi je vous répète, monsieur, que je veux y habiter ; et voici ce que je demande :

1° Que vous vouliez bien me déclarer, par un mot d’écrit, que vous ne répéterez 10, après ma mort, aucun meuble quel qu’il soit, que les vôtres ou la valeur, en compensant le temps qu’ils ont servi ;

2° Que vous me laisserez prendre du bois pour mon chauffage, sans que je réponde des arbres qui sont couronnés ou vermoulus ;

3° Que vous transigerez à l’amiable avec mes héritiers, en considération de ce même bois que vous m’avez vendu pour cent poses et qui n’en a que vingt-trois et demie 11. Il n’est pas possible que je ne fasse pour deux mille écus au moins de réparations au château, si j’y demeure. Ces dépenses vous resteront, et quand il m’en aura coûté environ 60 000 livres pour une terre à vie achetée à 66 ans, laquelle me rapporte à peine 1 500 livres, vous ne serez pas lésé, et vous devez songer que j’ai soixante-quinze ans.

S’il y a un seul conseiller du Parlement, un seul avocat qui trouve mes demandes déraisonnables, j’y renonce. Je ne demande qu’a pouvoir être tranquillement avec des sentiments de respect et même d’amitié,

monsieur,

votre etc. »

1 « Je donne cette lettre, dit M. Foisset, d’après la copie que Voltaire en avait transmise à M. Le Bault. L’original de cette lettre n’existe aucunement dans les papiers du président de Brosses. Il est douteux qu’il fût littéralement conforme a cette copie, car le ton qu’y prend Voltaire n’était pas de nature à obtenir la conciliation qui s’ensuivit. »

2  La clause relative aux meubles que Voltaire aurait mis au château de Tournay. Cette réponse du président de Brosses, antérieure à toute médiation de la part de Legouz de Gerland, prouve qu’il ne tenait nullement à cette clause, la regardant dès longtemps comme abandonnée. ( Th .Foisset.)

4 Pièce cotée A : Lettres patentes du roi sur l’ancien dénombrement. (Note de Voltaire.) — J’ai sous les yeux une expédition du brevet du roi du 12 février 1755 où le président de Brosses et son frère sont qualifiés tous deux propriétaires par indivis de la terre le comté de Tourney (sic). (Th. F.)

5  Pièce cotée B. (Note de Voltaire.) — Dès sa première lettre, M. de Brosses avait fait connaître à Voltaire, sans exagération aucune, le prix annuel du bail de Chouet. (Th. F.)

6 Pièce cotée C. (Note de Voltaire.) — C’est le 20 octobre 1761, dans la fièvre de l’emportement que lui avait causé le procès Baudy, que Voltaire parle pour la première fois d’un Mémoire de M. de Brosses où serait consignée cette exagération de contenance. Aussi le poète va-t-il jusqu’à dire que la contenance énoncée dans les Mémoires de M. de Brosses est de cent arpents, au lieu qu’ici il se restreint à affirmer que le Mémoire la porte à cent poses, c’est-à-dire à cinquante arpents seulement. Ce qui est positif, c’est qu’en juillet 1760 le président écrivait à Voltaire qu’il lui avait vendu Tournay sans garantie de contenance, ce qui est conforme à l’acte de 1758 ; qu’au surplus, il n’avait jamais ouï dire que le bois eût plus de quatre-vingt-dix poses, ce qui fait vingt-quatre hectares ; et que Voltaire, dans sa réponse du 12 juillet, convient que ce bois est de quarante-trois arpent et demi (un peu plus de vingt-trois hectares), et ne parle nullement d’un Mémoire indiquant, une contenance de cent poses, ce qui équivaudrait à vingt-sept hectares. C’était pourtant le cas d’en parler assurément.

Ce qui est certain encore, c’est que le Mémoire qu’allègue ici Voltaire n’était annexé, ni en original, ni en copie, à la lettre que nous donnons ici. Bien plus, la transaction de 1781, qui énumère les moyens de défense de Mme Denis contre la famille de Brosses, ne fait nulle mention de cette prétendue indication d’une contenance de cent poses. (Th. F.)

7 L’arpent des eaux et forêts est au contraire à peu près le double de la pose, et l’arpent coutumier est a la pose comme 41,90 est 27. Cela est matériel. (Th. F.)

8  Voltaire savait bien qu’il ne s’agissait pas des meubles du fermier, mais bien des instruments d’agriculture et des bestiaux, tous objets incorporés à la terre, ayant été remis par M. de Brosses à Voltaire à l’entrée en jouissance de celui-ci, et devant être rendus a son décès comme appartenant à la catégorie des choses que notre législation civile déclare immeubles par destination. (Th. F.)

9 Voltaire écrivait toujours « prêt de » devant un verbe. Voir note 1 : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome14.djvu/438

10 En termes de jurisprudence, répéter signifie « réclamer et reprendre des effets auxquels on a droit ».

11 Il y eut en effet transaction à l’amiable avec Mme Denis pour 10.000 livres. Mais dans cette transaction, il n’est pas dit un mot de la prétention qu’élève ici Voltaire pour défaut de contenance du bois en question. (Th. F.)