15/09/2010
C'est d'ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants et riches, qu'on donne un ouvrage, on doit faire précisément le contraire.
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NDLR -- Mise en ligne complétée le 23 août 1761 .
« A Jean Le Rond d'Alembert
15 de septembre [1761]
Vos très plaisantes lettres, mon cher philosophe, égayeraient Socrate tenant en main son gobelet de cigüe, et Servet sur ses fagots verts [i]. Vous demandez qui nous défera des Omérites [ii]; ce sera vous, pardieu, en vous moquant d'eux tant que vous pourrez, et en les couvrant de ridicule par vos bons mots.
Notre nation ne mérite pas que vous daigniez raisonner beaucoup avec elle ; mais c'est la première nation du monde pour saisir une bonne plaisanterie, et ce qu'assurément vous ne trouverez pas à Berlin, souvenez-vous-en .
Je vous remercie de toute mon âme de l'attention que vous donnez à Pierre. Songez , s'il vous plait, que je n'avais point son édition de 1664, quand j'ai commencé mon commentaire [iii]. Soyez sûr que tout sera très exact. Je n'oublierai pas surtout les petits persécuteurs de la littérature, quand je pourrai tomber sur eux.
J'ai déjà mandé à M. Duclos que je n'envoyais que des esquisses ; mon unique but est d'avoir le sentiment de l'Académie, après quoi je marche à mon aise et d'un pas sûr.
Je n'ai pas été assez poli, je le sais bien ; les compliments ne me coûteront rien ; mais en attendant, il faut tâcher d'avoir raison. Ou mon cœur est un fou, ou j'ai la plus grande raison quand je dis que les remords de Cinna viennent trop tard ; que son rôle serait attendrissant, admirable, si le discours d'Auguste, au second acte, le touchait tout d'un coup du noble repentir qu'il doit avoir. J'étais révolté, à l'âge de quinze ans, de voir Cinna persister avec Maxime dans son crime, et joindre la plus lâche fourberie à la plus horrible ingratitude. Les remords qu'il a ensuite ne paraissent point naturels, ils ne sont plus fondés, ils sont contradictoires avec cette atrocité réfléchie qu'il a étalée devant Maxime ; c'est un défaut capital que Metastasio a soigneusement évité dans sa Clémence de Titus. Il ne s'agit pas seulement de louer Corneille, il faut dire la vérité. Je la dirai à genoux, et l'encensoir dans la main.
Il est vrai que, dans l'examen de Polyeucte, je me suis armé quelquefois de vessie de cochon au lieu d'encensoir . Laissez faire, ne songez qu'au fond des choses ; la forme sera tout autre. Ce n'est pas une petite besogne d'examiner trente-deux pièces de théâtre, et de faire un commentaire qui soit à la fois une grammaire et une poétique. Ainsi donc, Messieurs, quand vous vous amuserez à parcourir mes esquisses, examinez-les comme s'il n'était pas question de Corneille ; souvenez-vous que les étrangers doivent apprendre la langue française dans ce livre. Quand j'aurai oublié une faute de langage, ne l'oubliez pas ; c'est là l'objet principal. On apprend notre langue à Moscou, à Copenhague, à Bude et à Lisbonne. On n'y fera point de tragédies françaises ; mais il est essentiel qu'on n'y prenne point des solécismes pour des beautés : vous instruirez l'Europe, en vous amusant.
Vous serez, mon cher ami, colloqué pour deux [iv]; mais si le roi, les princes et les fermiers généraux, qui ont souscrit, paient les Cramer, vous nous permettez de présenter humblement le livre à tous les gens de lettres qui ne sont ni fermiers généraux ni rois. Vous verrez ce que j'écris sur cela in mea epistola Olivetum Ciceronianum [v]. Adieu. Je suis absolument touché de l'intérêt que vous prenez de notre petite drôlerie [vi].
Je suis harassé de fatigue ; je bâtis, je commente, je suis malade ; je vous embrasse de tout mon cœur. »
i Rappel des démêlés avec certains pasteurs qu'ont eus V* pour avoir qualifié d'atroce l'âme de Calvin qui avait fait brûler Servet, et d'Alembert pour avoir écrit l'article « Genève » de l'Encyclopédie ; cf. lettres du 20 mai 1757 à Thiriot, 2 septembre 1757 à François Tronchin, 6 septembre 1757 à Le Fort, 12 décembre 1757 à d'Alembert, du 8 janvier 1758 à d'Alembert.
ii A savoir les émules d'Omer de Joly de Fleury, qui a fait notamment suspendre l'Encyclopédie par le Parlement .
Le 8 septembre, d'Alembert avait écrit à V* : "... nous avons reçu à l'Académie vos remarques sur les Horaces, sur Cinna et sur Le Cid, la préface du Cid, et l'Epître dédicatoire . Tout cela a été lu avec soin dans les assemblées, et DUclos nous dit hier que vous aviez reçu nos remarques et que vous en paraissiez content . N'oubliez pas d'insiter plus que vous ne faites dasn votre épître sur la protection qu'on accordait aux précurseurs de Corneille, et sur l'oubli profond où sont tombées toutes les infamies qu'on imprimait contre lui et qui vraisemblablement lui causaient beaucoup de chagrin . ... Nous avons été très contents des remarques sur les HOraces, beaucoup mons de celles sur Cinna, qui nous ont paru faites à la hâte . Les remarques sur le Cid sont meilleures mais ont encore besoin d'être revues . Il nous a semblé que vous n'insistiez pas toujours assez sur les beautés de l'auteur et quelquefois trop sur des fautes qui peuvent n'en pas paraitre à tout le monde . Dans les endroits où vous critiquez Corneille il faut que vous ayez si évidemment raison que personne ne puisse être d'un avis contraire . dans les autres il faut ou ne rien dire ou ne parler qu'en doutant . ... Cependant le parelemnt se bat à outrance avec les jésuites, et Paris en est plus occupé que de la guerre d'Allemagne ... . La philosophie touche peut-être au moment où elle va être vengée des jésuites ; mais qui la vengera des Omer et compagnie ? Pouvons-nous nous flatter que la destruction de la canaille jésuitique entrainera après elle l'abolition de la canaille jansénienne, et de la canaille intolérante ? ... N'oubliez pas de me faire inscrire pour deux exemplaires ; oubliez-moi encore moins auprès de Mme Denis."
iii Cf. lettre à Duclos du 12 juillet 1761.
iv D'Alembert souscrit pour deux exemplaires.
v A d'Olivet, le 20 août : « On compte ... présenter (le livre) aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l'acquérir. C'est d'ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants et riches, qu'on donne un ouvrage, on doit faire précisément le contraire. »
vi Le Droit du Seigneur.
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