22/03/2010
Voici une petite aventure qui n’est qu’une bagatelle ... Souveraine sans faste, et femme sans faiblesse.
« A Louise-Dorothée von Meiningen,
duchesse de Saxe-Gotha
Aux Délices près de Genève
ce 22è mars 1756
Madame,
Voici une petite aventure qui n’est qu’une bagatelle, mais qui me devient importante et pour laquelle j’ai recours au cœur noble et généreux de Votre Altesse Sérénissime. Elle se souvient peut-être que j’achevai dans mon heureux séjour à Gotha un petit poème sur la religion naturelle, que j’avais commencé et esquissé à Berlin pour le roi de Prusse. Je le finis à vos pieds[f1] , et je l’adressai à celle dont les bontés me sont si chères, et le suffrage si précieux. Mme la margrave de Bareith a répandu depuis quelques mois des copies de l’ouvrage tel qu’il était quand je l’avais donné au roi son frère [la première version, en 4 parties, que Frédéric tiendrait du marquis d’Adhémar, secrétaire de la margravine]. Enfin , j’apprends que l’ouvrage est imprimé à Paris ; il est plein de fautes, et ce qu’il y a de plus triste pour moi, c’est qu’il n’est point adressé à cette adorable princesse que j’appelais, avec tant de raison,
Souveraine sans faste, et femme sans faiblesse.
C’est avec le nom du roi de Prusse qu’il parait[f2] . Je ne sais s’il conviendrait à présent que je fisse réimprimer l’ouvrage dédié à un autre qu’au roi de Prusse. Cet hommage ne serait d’aucun prix pour Votre Altesse Sérénissime et déplairait peut-être à un roi qui est votre voisin. Je ne sais de plus s’il conviendrait que la descendante d’Ernest le pieux adoptât ce que le roi de Prusse un peu moins pieux peut adopter. J’ignore si Votre Altesse Sérénissime souffrirait que la dédicace fût commune à vous et à lui. Vous savez, Madame, combien le sujet est délicat, et je pense que Votre Altesse Sérénissime souhaitera que son nom ne paraisse qu’à la tête de quelque ouvrage qui ne pourra être une source de disputes. Vous êtes une divinité à laquelle on ne doit présenter que des offrandes pures et sans taches.
Il y a un petit article dans la pièce qui est entre vos mains qui sera dans un éternel oubli [Certainement le portait de « Théodore », que V* n’imprimera pas quand il publiera le poème en amalgamant les deux versions.].
Les bruits abominables qui couraient se sont trouvés faux. Le médecin Tronchin était à Paris, dans le temps qu’on le disait à Cassel [« Apollon Esculape » y « déracin(ait) des préjugés et … inocul(ait) nos princes » et il y « était fêté » (à Paris, bien sûr)]. Le public est né calomniateur ; il saisit toujours cruellement les plus légers prétextes. Ce n’est qu’à des vertus comme les vôtres qu’il rend toujours justice, et ce n’est qu’à un cœur comme le vôtre que je serai toujours attaché, Madame, avec le profond respect, la reconnaissance que je dois à Votre Altesse Sérénissime.
Pardonnez, Madame, si j’ai dicté cette lettre. Je suis très malade, et très faible. Mais les sentiments qui m’attachent avec tant de respect et de zèle à Votre Altesse Sérénissime et à votre auguste maison n’en sont pas moins forts.
V. »
[f1]En fait , il y a deux versions de l’œuvre :
-la première composée en Prusse de 1751 à 1752, revue avec Frédéric et sa sœur la margravine, comportant quatre parties et dédiée au roi,
- la deuxième, composée à gotha en avril-mai 1753, avec trosi chants seulemennt, et une Prière, et dans le deuxième chant, le portrait mordant d’un Théodore qui ressemblait à Frédéric ; elle était plus ou moins explicitement dédiée à la duchesse.
[f2]V* ne semble pas savoir que les deux versions sont imprimées. Le 24, il écrira à la duchesse qu’il l’ « apprend dans l’instant ». Il semble sincère et ne doit pas penser qu’il ment pour la ménager et lui apprendre la vérité en deux fois. D’après le vers cité, la dédicace n’était pas nominative. On croira qu’il s’agit de la margravine à qui est dédiée l’autre version . V* persuadera la duchesse que « ce sera un petit mystère entre la divinité et le sacrificateur » ; il en sera remercié !
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