13/05/2010
natales grate numeras ? ignoscis amicis ? [tu comptes sans chagrin tes anniversaires ? tu pardonnes à tes amis ?]
« A Jean-Henri-Samuel Formey
Potsdam, 12 mai [1752]
Si vous avez quatre jours à vivre, j’en ai deux, et il faut passer ces deux jours doucement. Si vous êtes philosophe, je tâche de l’être. Voilà d’où je pars, Monsieur, pour achever notre petit éclaircissement. Je vous jure que jamais La Mettrie [#1] ne m’avait dit que vous m’eussiez attaqué dans votre Bibliothèque impartiale ; il m’avait dit simplement en général que vous aviez dit beaucoup de mal de moi ; à quoi j’avais répondu que vous ne me connaissiez pas, et que, quand vous me connaitriez, vous n’en diriez plus. Dieu veuille avoir son âme. Je vous avouerai encore, pour le repos de la mienne, que la conversation étant tombée ces jours-ci sur l’amitié dont les gens de lettres doivent donner l’exemple, je me vantai d’avoir la vôtre, et pour rabaisser mon caquet, on me montra l’extrait d’un passage de votre Bibliothèque impartiale, où il était dit peu impartialement que je n’étais qu’un plagiaire, et que j’avais volé le Clovis de Saint-Didier, [en une lettre précédente à Formey, V* : « Vous dites dans ce passage que dans La Henriade, j’ai pillé un certain poème de Clovis, d’un nommé Saint-Didier …; il fut fait plusieurs années après La Henriade. »] c’est-à-dire volé sur l’autel, et volé les pauvres, ce qui est le plus grand des péchés. Apparemment qu’on avait avec charité enflé ce passage. Je fus un peu confondu, et je me contentai de prouver que le grand Saint-Didier n’a écrit qu’après moi, et qu’ainsi, s’il y a un gueux de volé, c’était moi-même.
Je poursuis ma confession, en vous disant qu’ayant été honnêtement raillé sur la vanité que j’avais de compter sur vos bonnes grâces, recevant dans le même temps une lettre de vous avec l’annonce de la Nécessité de plaire de Moncrif [Formey annonçait les œuvres de Moncrif qui comprenaient une réimpression des Essais sur la nécessité et les moyens de plaire, 1738] je ne pus m’empêcher de vous glisser un petit mot sur le malheur que j’avais de vous avoir déplu. J’ai surtout en qualité d’historien insisté sur la chronologie du Clovis de Saint-Didier. Voilà à quoi se réduit cette bagatelle : il est bon de s’entendre, c’est principalement faute de s’éclaircir qu’il y a tant de querelles, je vous jure avec la même sincérité, que je n’ai pas le moindre levain dans le cœur sur tout cela, et que j’aurais honte de moi-même, si j’étais ulcéré, encore plus si j’avais la moindre pensée de vous nuire ; car soyez très sûr que je vous pardonne, que je vous estime et que je vous aime.
Les pirates qui ont imprimé la plaisanterie du Micromégas avec l’histoire très sérieuse depuis Charlemagne [#2], auraient bien dû me consulter, ils n’auraient pas imprimé des fragments tronqués dont on a retranché tout ce qui regarde les papes et les moines. Voilà ce que j’ai sur le cœur.
natales grate numeras ? ignoscis amicis ?
[tu comptes sans chagrin tes anniversaires ? tu pardonnes à tes amis ?]
V. »
#1 La Mettrie est mort le 11 novembre 1751 ; était dans l’entourage de Frédéric II.
V* écrit à Richelieu l’oraison funèbre de ce médecin-auteur : « Ce La Mettrie, cet homme-machine, ce jeune médecin, cette vigoureuse santé, cette folle imagination, tout cela vient de mourir pour avoir mangé par vanité tout un pâté de faisan aux truffes. »
A ce que prétendra V* dans une lettre factice à Mme Denis datée du 2 septembre 1751 et dans ses Mémoires, c’est La Mettrie qui lui aurait rapporté cette phrase de Frédéric : « J’aurai besoin de lui (V*) encore un an tout au plus ; on presse l’orange et on jette l’écorce. »
#2 Micromégas de M. de Voltaire, avec une histoire des croisades et un nouveau plan de l’histoire de l’esprit humain ,1752.
V*, le 5 juin, reprend la question dans une lettre à la Bibliothèque impartiale : « Passe que cette ancienne plaisanterie (Micromégas) amuse qui voudra s ‘en amuser ; mais on y a ajouté une Histoire … Il y a quinze ans que je formai ce plan d’histoire pour ma propre instruction … Le Siècle de Louis XIV terminait l’ouvrage. J’ai perdu dans mes voyages [à d’Argental le 3 mai et à Formey le 8, il parle d’un vol commis par son secrétaire Longchamps deux ans avant] tout ce qui regarde l’histoire générale depuis Philippe second … jusqu’à Louis XIV et toute la partie qui concernait le progrès des arts… Je gardais (cette histoire) dans mon cabinet. Les auteurs du Mercure de France me prièrent de leur en donner des morceaux… Les examinateurs retranchèrent pieusement tout ce qui regardait l’Eglise et les papes… Enfin, ils ont imprimé pièce à pièce (avril 1745-juin 1746) beaucoup de morceaux tronqués de cette histoire. Un éditeur inconnu vient de les rassembler. »
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