22/08/2010
les mauvais auteurs ne poursuivent point une femme, ils font pour elle de plats madrigaux
« A Marie-Louise Denis
A Berlin 22 août 1750
Je reçois votre lettre du huit, en sortant de Phaéton. C'est un peu Phaéton travesti [i]. Le roi a un poète italien nommé Villati à quatre cents écus de gage. Il lui donne des vers pour son argent, qui ne coûtent pas grand chose ni au poète ni au roi. Cet Orphée prend le matin un flacon d'eau de vie au lieu d'eau d'Hippocrène, et dès qu'il est un peu ivre les mauvais vers coulent de source. Je n'ai jamais rien vu de si plat dans une si belle salle. Cela ressemble à un temple de la Grèce et on y joue des ouvrages tartares . Pour la musique on dit qu'elle est bonne. Je ne m'y connais guère ; je n'ai jamais trop senti l'extrême mérite des doubles croches . Je sens seulement que la signora Astrua et i signori castrati ont de plus belles voix que vos actrices , et que les airs italiens ont plus de brillant que vos ponts-neufs [ii] que vous nommez ariettes. J'ai toujours comparé la musique française au jeu de dames et l'italienne au jeu des échecs. Le mérite de la difficulté surmontée est quelque chose. Votre dispute contre la musique italienne est comme la guerre de 1701. Vous êtes seuls contre toute l'Europe.
Mme la margrave de Bayreuth voudrait bien attirer Mme de Graffigny auprès d'elle, et je lui propose aussi le marquis d'Adhémar. Il n'y a point ici de place pour lui dans le militaire. Il faut de plus savoir bien l'allemand et c'est le moindre des obstacles. Je crois que pendant la paix il n'y a rien de mieux à faire qu'à se mettre à la cour de Bayreuth. La plupart des cours d'Allemagne sont actuellement comme celles des anciens paladins aux tournois près ; ce sont de vieux châteaux où l'on cherche l'amusement. Il y a là de belles filles d'honneur, de beaux bacheliers ; on y fait venir des jongleurs. Il y a dans Bayreuth opéra italien et comédie française avec une jolie bibliothèque dont la princesse fait un très bon usage. Je crois en vérité que ce sera un excellent marché dont ils me remercieront tous deux. Pour Mme la Péruvienne,[iii] elle est plus difficile à transplanter. La voilà établie à Paris avec une considération et des amis qu'on ne quitte guère à son âge. Je me fais là mon procès, mais, ma chère enfant, les mauvais auteurs ne poursuivent point une femme, ils font pour elle de plats madrigaux, mais ils feront éternellement la guerre à leur confrère l'auteur de La Henriade. Les inimitiés, les calomnies, les libelles de toute espèce, les persécutions sont la sûre récompense d'un pauvre homme assez malavisé pour faire des poèmes épiques et des tragédies. Je veux essayer si je trouverai plus de repos auprès d'un poète couronné qui a cent cinquante mille hommes, qu'avec les poètes des cafés de Paris. Je vais me coucher dans cette idée.[iv] »
iExemple de lettre réécrite en Alsace, à comparer par le ton à celle du 21 aux d'Argental ou à celui de la lettre du 28 où il parle aussi de Phaéton. C'est le ton de ses Mémoires où il parle aussi du poète italien et des opéras dont il fait les livrets.
ii Chansons populaires sur un air très connu.
iii Mme de Graffigny est auteur des Lettres d'une Péruvienne.
iv Ce qui n'est pas du tout le reflet des inquiétudes qu'on lit dans la lettre de la veille aux d'Argental. Il n'est pas question de l'établissement en Prusse de Mme Denis, alors que les d'Argental étaient invités à « la disposer ». Cette lettre ici devrait plutôt la décourager. Aucun rapport avec ces « tableaux admirables », ces « portraits flatteurs » que d'Argental reprocha à V* de faire à sa nièce dans les lettres authentiques de cette période. C'est sans conteste une lettre réécrite après l'avanie de Francfort.
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