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25/09/2010

vos suffrages serviront beaucoup à déterminer celui du public, et le public influera sur le Conseil du roi

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« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand

 

24è septembre 1766 à Ferney

 

Ennuyez-vous souvent, Madame, car alors vous m'écrirez. Vous me demandez ce que je fais. J'embellis ma retraite, je meuble de jolis appartements où je voudrais vous recevoir. J'entreprends un nouveau procès dans le goût de celui des Calas, et je n'ai pas pu m'en dispenser, parce qu'un père, une mère et deux filles [i] remplis de vertu et condamnés au dernier supplice sont réfugiés à ma porte dans les larmes et dans le désespoir. C'est une des petites aventures dignes du meilleur des mondes possibles. Je vous demande en grâce de vous faire lire le mémoire que M. de Beaumont a fait pour cette famille aussi respectable qu'infortunée. Il sera bientôt imprimé. Je prie M. le président Hénault de le lire attentivement ; vos suffrages serviront beaucoup à déterminer celui du public, et le public influera sur le Conseil du roi. La belle âme de M. le duc de Choiseul nous protège. Je ne connais point de cœur plus généreux et plus noble que le sien ; car quoi qu'en dise Jean-Jacques, nous avons de très honnêtes ministres. J'aimerais mieux, assurément , être jugé par M. le prince de Soubise et par M. le duc de Praslin que par le parlement de Toulouse [ii].

 

Il faudrait , Madame, que je fusse aussi fou que l'ami Jean-Jacques pour aller à Vezel. Voici le fait.[iii] Le roi de Prusse m'ayant envoyé cent écus d'aumône, pour cette malheureuse famille des Sirven, et m'ayant mandé qu'il leur offrait un asile à Vezel ou à Clèves, je le remerciai comme je le devais, je lui dis que j'aurais voulu lui présenter moi-même ces pauvres gens auxquels il promettrait sa protection ; il lut ma lettre devant un fils de M. Tronchin qui est secrétaire de l'envoyé d'Angleterre à Berlin. Le petit Tronchin qui ne pense pas que j'ai soixante et treize ans, et que je ne peux sortir de chez moi, crut entendre que j'irais trouver le roi de Prusse, il le manda à son père [iv], ce père l'a dit à Paris, les gazetiers en ont beaucoup raisonné, et voilà comme on écrit l'histoire [v].

 

Puis fiez-vous à messieurs les savants ![vi]

 

Il faut que je vous dise pour vous amuser, que le roi de Prusse m'a mandé qu'on avait rebâti huit mille maisons en Silésie. La réponse est bien naturelle : Sire, on les avait donc détruites , il y avait donc huit mille bonnes familles désespérées ; vous autres rois vous êtes de plaisants philosophes.

 

Jean-Jacques, du moins, ne fait de mal qu'à lui, car je ne crois pas qu'il ait pu m'en faire, et Mme la duchesse de Luxembourg ne peut pas croire que j'aie jamais pu me joindre aux persécuteurs du Vicaire savoyard . Jean-Jacques ne le croit pas lui-même, mais il est comme Chiant-pot la perruque [vii] qui disait que tout le monde lui en voulait.

 

Savez-vous que l'horrible aventure du chevalier de La Barre a été causée par le tendre amour ? Savez-vous qu'un vieux maraud d'Abbeville nommé Belleval, amoureux de l'abbesse de Vignancour, et maltraité comme de raison, a été le seul mobile de cette abominable catastrophe ?[viii] Ma nièce de Florian qui a l'honneur de vous connaître, et dont les terres sont auprès d'Abbeville,[ix] est bien instruite de toutes ces horreurs. Elles font dresser les cheveux sur la tête. Savez-vous encore , Madame, que feu monsieur le dauphin, qu'on ne peut assez regretter, lisait Loke dans sa dernière maladie ? J'ai appris avec bien de l'étonnement qu'il savait toute la tragédie de Mahomet par cœur . Si ce siècle n'est pas celui des grands talents, il est celui des esprits cultivés.

 

Je crois que M. le président H[énault] a été aussi enthousiasmé que moi de M. le prince de Brunswick. Il y a un roi de Pologne philosophe qui se fait une grande réputation. Et que dirons-nous de mon impératrice de Russie ?

 

Je m'aperçois que ma lettre est un éloge de têtes couronnées, mais en vérité ce n'est pas par fadeur, car j'aime encore mieux leurs valets de chambre. Il m'est venu un premier valet de chambre du Roi, nommé M. de La Borde, qui fait de la musique, et à qui monsieur le dauphin avait conseillé de mettre en musique l'opéra de Pandore. C'est de tous les opéras, sans exception, le plus susceptible d'un grand fracas. Faites-vous en lire les paroles qui sont dans mes œuvres, et vous verrez s'il n'y a pas là bien du tapage. Je croyais que M. de La Borde faisait de la musique comme un premier valet de chambre en doit faire , de la petite musique de cour et de ruelle. Je l'ai fait exécuter, j'ai entendu des choses dignes de Rameau. Ma nièce Denis en est tout aussi étonnée que moi, et son jugement est bien plus important que le mien, car elle est une excellente musicienne.

 

Vous en ai-je conté ? Madame, vous ai-je ennuyée ? Suis-je assez bavard ? Souffrez que je finisse en vous disant que je vous aimerai jusqu'au dernier moment de ma vie de tout mon cœur, avec le plus sincère respect. »

 

i Les Sirven.

ii Bien sur, à cause des affaires Calas et Sirven.

iii Cf. lettre aux d'Argental du 22 mai 1765 ; V* fut affolé et songea un temps à se réfugier dans les États du roi de Prusse. Le projet varia pour ses lieux et modalités. Frédéric y crût et en juillet 1766 :  « Je vois avec étonnement par votre lettre que vous pourriez choisir une autre retraite que la Suisse et que vous pensez au pays de Clèves. Cet asile vous sera ouvert en tout temps. » En fait, cet été 1766, V* essaie d'établir une « colonie » philosophique dont il ne ferait sans doute pas partie ; cf. lettre du 23 juillet à Diderot et d'Alembert, du 4 août à Damilaville.

iv Théodore Tronchin, le médecin ; cf. lettre à Damilaville du 4 août.

v Issu de Charlot que V* est sans doute en train de rédiger.

vi Extrait de La Pucelle.

vii Cf. lettre à d'Argental du 21 septembre 1750 , pour l'histoire de Chie-en-pot.

viii Cf. lettre à Damilaville du 14 juillet, à Florian le 28 juillet.

« Vignancour » = Villancourt.

ix A Hornoy.

 

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