11/12/2014
quand on aura passé quinze jours sans avoir un nouveau ministre ou un nouvel édit, quand la conversation ne roulera plus sur les malheurs publics, quand vous n'aurez rien à faire, donnez-moi vos ordres, madame, et je vous enverrai de quoi vous amuser
... et de quoi me censurer "
Ce n'est pas demain la veille si j'en crois le cours des évènements .
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand
à Saint Joseph,
à Paris
3 décembre 1759.
Je ne vous ai point dépêché, madame, ce vieux chant de la Pucelle 1 que le roi de Prusse m'a renvoyé ( unique restitution qu'il a faite en sa vie). Les plaisanteries ne m'ont pas paru de saison ; il faut que les lettres et les vers arrivent du moins à propos. Je suis persuadé qu'ils seraient mal reçus immédiatement après la lecture de quelque arrêt du conseil qui vous ôterait la moitié de votre bien, et je crains toujours qu'on ne se trouve dans ce cas. Je ne conçois pas non plus comment on a le front de donner à Paris des pièces nouvelles: cela n'est pardonnable qu'à moi, dans mon enceinte des Alpes et du mont Jura. Il m'est permis de faire construire un petit théâtre, de jouer avec mes amis et devant mes amis ; mais je ne voudrais pas me hasarder dans Paris avec des gens de mauvaise humeur. Je voudrais que l'assemblée fût composée d'âmes plus contentes et plus tranquilles.
D'ailleurs vous m'apprenez que les personnes qui ont du goût ne vont plus guère aux spectacles, témoin Mme la duchesse de Luxembourg, 2 et je ne sais si le goût n'est point changé, comme tout le reste, dans ceux qui les fréquentent. Je ne reconnais plus la France ni sur terre, ni sur mer, ni en vers, ni en prose.
Vous me demandez ce que vous pouvez lire d'intéressant ; madame, lisez les gazettes : tout y est surprenant comme dans un roman. On y voit des vaisseaux chargés de jésuites 3, et on ne se lasse point d'admirer qu'ils ne soient encore chassés que d'un seul royaume ; on y voit les Français battus dans les quatre parties du monde, le marquis de Brandebourg faisant tête tout seul à quatre grands royaumes armés contre lui, nos ministres dégringolant l'un après l'autre comme les personnages de la lanterne magique,4 nos bateaux plats, nos descentes dans la rivière de la Vilaine 5. Une récapitulation de tout cela pourrait composer un volume qui ne serait pas gai, mais qui occuperait l'imagination. Je croyais qu'on donnerait les finances à l'abbé du Resnel ; car, puisqu'il a traduit le Tout est bien de Pope en vers, il doit en savoir plus que le Silhouette, qui ne l'a traduit qu'en prose. Ce n'est pas que ce M. de Silhouette n'ait de l'esprit, et même du génie, et qu'il ne soit fort instruit ; mais il paraît qu'il n'a connu ni la nation, ni les financiers, ni la cour ; qu'il a voulu gouverner en temps de guerre comme à-peine on le pourrait faire en temps de paix, et qu'il a ruiné le crédit qu'il cherchait, comptant pouvoir suffire aux besoins de l'État avec un argent qu'il n'avait pas. Ses idées m'ont paru très-belles, mais employées très-mal à propos. Je croyais sa tête formée sur les principes de l'Angleterre, mais il a fait tout le contraire de ce qu'on fait à Londres, où il avait vécu un an chez mon banquier Bénezet. L'Angleterre se soutient par le crédit, et ce crédit est si grand que le gouvernement n'emprunte qu'à quatre pour cent tout au plus. Nous n'avons encore su imiter les Anglais ni en finances, ni en marine, ni en philosophie, ni en agriculture. Il ne manque plus à ma chère patrie que de se battre pour des billets de confession, pour des places à l'hôpital, et de se jeter à la tête la faïence à cul noir sur laquelle elle mange, après avoir vendu sa vaisselle d'argent.
Vous m'avez parlé, madame, de la Lorraine et de la terre de Craon 6; vous me la faites regretter, puisque vous prétendez que vous pourriez quelque jour aller en Lorraine. Je me serais volontiers accommodé de Craon, si je m'étais flatté d'avoir l'honneur de vous y recevoir avec Mme la maréchale de Mirepoix ; mais ce sont là de beaux rêves. Ce n'est pas la faute du jésuite Menoux si je n'ai pas eu Craon; je crois que la véritable raison est que Mme la maréchale de Mirepoix n'a pas pu finir cette affaire. Le jésuite Menoux n'est point un sot comme vous le soupçonnez; c'est tout le contraire : il a attrapé un million au roi Stanislas sous prétexte de faire des missions dans des villages lorrains qui n'en ont que faire ; il s'est fait bâtir un palais à Nancy. Il fit croire au goguenard de pape Benoît XIII 7, auteur de trois livres ennuyeux in-folio 8, qu'il les traduisait tous trois ; il lui en montra deux pages, en obtint un bon bénéfice dont il dépouilla des bénédictins, et se moqua ainsi de Benoît XIII et de saint Benoît. Au reste il est grand cabaleur, grand intrigant, alerte, serviable, ennemi dangereux, et grand convertisseur. Je me tiens plus habile que lui, puisque, sans être jésuite, je me suis fait une petite retraite de deux lieues de pays à moi appartenantes.
J'en ai l'obligation à M. le duc de Choiseul, le plus généreux des hommes. Libre et indépendant, je ne me troquerais pas contre le général des jésuites.
Jouissez, madame, des douceurs d'une vie tout opposée; conversez avec vos amis ; nourrissez votre âme. Les charrues qui fendent la terre, les troupeaux qui l'engraissent, les greniers et les pressoirs, les prairies qui bordent les forêts, ne valent pas un moment de votre conversation.
Quand il gèlera bien fort, lorsqu'on ne pourra plus se battre ni en Canada ni en Allemagne ; quand on aura passé 9 quinze jours sans avoir un nouveau ministre ou un nouvel édit, quand la conversation ne roulera plus sur les malheurs publics, quand vous n'aurez rien à faire, donnez-moi vos ordres, madame, et je vous enverrai de quoi vous amuser et de quoi me censurer.
Je voudrais pouvoir vous apporter ces pauvretés moi-même, et jouir de la consolation de vous revoir ; mais je n'aime ni Paris, ni la vie qu'on y mène, ni la figure que j'y ferais, ni même celle qu'on y fait. Je dois aimer, madame, la retraite et vous. Je vous présente mon très-tendre respect.
Il faut que je vous informe d'un petit trait qui apprendra aux rois à être modestes . Le roi de Prusse m'écrit du 147 novembre, Daun s'enfuit, je vous écrirai dans trois jours de Dresde, et le troisème jour il est détruit
»
1 Dans sa lettre du 28 octobre 1759, Mme du Deffand rappelait : « Mais monsieur si vous aviez autant de bonté que je voudrais, vous auriez un chier de papier sur votre bureau où vous écririez dans vos moments de loisir tout ce qui vous passerait par la tête » , « Je compte sur les chants de La Pucelle que vous me promettez ; prenez soin de mon amusement , je vous supplie ... »
2 Wagnière a écrit Lux et V* a complété au-dessus de la ligne .
3 Voir la lettre du 20 octobre 1759 à Jean-Robert Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/11/05/il-a-trop-d-esprit-pour-faire-trente-lieues-dans-la-vue-de-g-5483597.html
4 Connue depuis longtemps la lanterne magique fut décrite pour la première fois de façon exacte par Athanassius Kircher, Ars magna lucis et umbrae, 1646 . elle fut rendue populaire à Paris par le physicien Nollet qui en faisait la démonstration dans ses conférences, V* s'y amusait lui-même aux Délices et à Ferney .
5 Quelques vaisseaux de la flotte de Conflans avaient trouvé refuge dans l’embouchure de la Vilaine, près de La Roche-Bernard, vers l’actuel barrage d'Arzal .
6 Lettre de Mme du Deffand du 28 octobre 1759: « N'avez-vous pas eu envie, monsieur, d'acheter une terre en Lorraine, cette terre n'était-ce pas Craon ? Le père de Menoux n'était-il pas votre négociateur, et le père de Menoux n'est-il pas un sot ? Si vous avez encore cette fantaisie, chargez-moi de cette affaire ; je suis intime amie de Mme la maréchale de Mirepoix et de M. le président de Beauvau ; je voudrais que vous eussiez un établissement dans cette province . Que sait-on ce qui arriverait ? Enfin j'en prendrais l'espérance, de ne pas mourir sans avoir l'honneur de vous revoir, soit vous en nous venant trouver, soit moi en vous allant chercher . »
7 En fait Benoît XIV .
8 Les œuvres de Benoit XIV étaient déjà plus volumineuses, la collection a quinze volumes in-folio . Voir notamment la lettre du 17 août 1745 à Benoît XIV : voir page 55 : https://books.google.fr/books?id=dhBbAAAAQAAJ&pg=PA56&lpg=PA56&dq=lettre+de+voltaire+%C3%A0+benoit+XIV+le+17+aout+1745&source=bl&ots=kvGxo5cz3T&sig=hL41zXiIYJzcwcVgBXUl7TfwHi8&hl=fr&sa=X&ei=XGeJVMOZCIbyUL7Jg_AI&ved=0CCUQ6AEwAA#v=onepage&q=lettre%20de%20voltaire%20%C3%A0%20benoit%20XIV%20le%2017%20aout%201745&f=false
9 Passé a été ajouté par V* au dessus de la ligne .
11:02 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.