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24/12/2016

Comment peut-on dire soyons amis à un homme qu’on accable d’un si profond mépris ?

... N'est-ce pas petit Nicolas Sarkozy, ce n'est pas bien de se comporter ainsi envers son ex-premier ministre quand il vient de vous faire prendre une déculottée .

 

 

 

« A Charles Pinot Duclos

Aux Délices 25 décembre 1761

Je présente à l’Académie ma respectueuse reconnaissance de la bonté qu’elle a eue d’examiner mon commentaire sur les tragédies du grand Corneille, et de me donner plusieurs avis dont je profite.

Nous allons commencer incessamment l’édition. Les frères Cramer vont donner leur annonce au public ; les noms des souscripteurs seront imprimés dans cette annonce : on y verra l’empereur, l’impératrice-reine, et l’impératrice de Russie, qui ont souscrit pour autant d’exemplaires que le roi notre protecteur 1. Cette entreprise est regardée par toute l’Europe comme très honorable à notre nation et à l’Académie, et comme très utile aux belles-lettres.

Le nom de Corneille, et l’attente où sont tous les étrangers de savoir ce qu’ils doivent admirer ou reprendre dans lui, serviront encore à étendre la langue française dans l’Europe.

L’Académie a paru confirmer tous mes jugements sur ce qui concerne la langue, et me laisse une liberté entière sur tout ce qui concerne le goût : c’est une liberté dont je ne dois user qu’en me conformant à ses sentiments, autant que je pourrai les bien connaître . Il est difficile de s’expliquer entièrement de si loin, et en si peu de temps.

Dans les premières esquisses que j’eus l’honneur d’envoyer, je remarque dans la Médée de Corneille les enchantements qu’elle emploie sur le théâtre  et comme mon commentaire est historique aussi bien que critique, et que je compare les autres théâtres avec le nôtre, je dis que « dans la tragédie de Macbeth, qu’on regarde comme un chef-d’œuvre de Shakespear 2, trois sorcières font leurs enchantements sur le théâtre, etc. »

Ces trois sorcières arrivent au milieu des éclairs et du tonnerre, avec un grand chaudron dans lequel elles font bouillir des herbes. Le chat a miaulé trois fois, disent-elles, il est temps, il est temps ; elles jettent un crapaud dans le chaudron, et apostrophent le crapaud en criant en refrain : Double, double, chaudron trouble !, que le feu brûle, que l'eau bouille, double, double . Cela vaut bien les serpents qui sont venus d’Afrique en un moment, et ces herbes que Médée a cueillies, le pied nu, en faisant pâlir la lune, et ce plumage noir d’une harpie, etc.

C’est à l’Opéra , c’est à ce spectacle consacré aux fables que ces enchantements conviennent, et c’est là qu’ils ont été le mieux traités.

Voyez dans Quinault, supérieur en ce genre :

Esprits malheureux et jaloux,

Qui ne pouvez souffrir la vertu qu’avec peine ;

Vous dont la fureur inhumaine

Dans les maux qu’elle fait trouve un plaisir si doux,

Démons, préparez-vous à seconder ma haine ;

Démons, préparez-vous

A servir mon courroux.3

Voyez en un autre endroit, ce morceau encore plus fort que chante Médée :

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle ;

Voyez le jour pour le troubler :

Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle,

Prennent soin de vous rassembler.

Avancez, malheureux coupables,

Soyez aujourd’hui déchaînés ;

Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés :

Ne soyez pas seuls misérables.

Ma rivale m’expose à des maux effroyables :

Qu’elle ait part aux tourments qui vous sont destinés.

Non, les enfers impitoyables

Ne pourront inventer des horreurs comparables

Aux tourments qu’elle m’a donnés,

Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés :

Ne soyons pas seuls misérables.4

Ce seul couplet est peut-être un chef-d’œuvre ; il est fort et naturel, harmonieux et sublime. Observons que c’est là ce Quinault que Boileau affectait de mépriser, et apprenons à être justes.

J’ai l’attention de présenter ainsi aux yeux du lecteur des objets de comparaisons, et je présume que rien n’est plus instructif. Par exemple, Maxime dit :

Vous n’aviez point tantôt ces agitations,

Vous paraissiez plus ferme en vos intentions,

Vous ne sentiez au cœur ni remords ni reproche.

CINNA.

On ne les sent aussi que quand le coup approche,

Et l’on ne reconnaît de semblables forfaits

Que quand la main s’apprête à venir aux effets.

L’âme, de son dessein jusqu’alors possédée, etc.5

Shakespear, soixante ans auparavant 6, avait dit la même chose dans les mêmes circonstances ; Brutus, sur le point d’assassiner César, parle ainsi :

« Entre le dessein et l’exécution d’une chose si terrible, tout l’intervalle n’est qu’un rêve affreux. Le génie de Rome et les instruments mortels de sa ruine semblent tenir conseil dans notre âme bouleversée. Cet état funeste de l’âme tient de l’horreur de nos guerres civiles. 7»

Je mets sous les yeux ces objets de comparaison, et je laisse au lecteur à juger.

J’avais oublié d’insérer, dans mes remarques envoyées à l’Académie, une anecdote qui me paraît curieuse. Le dernier maréchal de la Feuillade 8, homme qui avait dans l’esprit les saillies les plus lumineuses, étant dans l’orchestre à une représentation de Cinna, ne put souffrir ces vers d’Auguste :

Mais tu ferais pitié, même à ceux que j’irrite,

Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.

Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,

Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,

Les rares qualités par où tu m’as su plaire, etc.9

« Ah ! dit-il, voilà qui me gâte toute la beauté du Soyons amis, Cinna. Comment peut-on dire soyons amis à un homme qu’on accable d’un si profond mépris ? On peut lui pardonner pour se donner la réputation de clémence, mais on ne peut l’appeler ami ; il fallait que Cinna eût du mérite, même aux yeux d’Auguste. 10»

Cette réflexion me parut aussi juste que fine, et j’en fais juge l’Académie.

Cette considération sur le personnage de Cinna me ramène ici à l’examen de son caractère. Je pense, avec l’Académie, que c’est à Auguste qu’on s’intéresse pendant les deux derniers actes ; mais certainement, dans les premiers, Cinna et Émilie s’emparent de tout l’intérêt ; et dans la belle scène de Cinna et d’Émilie, où Auguste est rendu exécrable, tous les spectateurs deviennent autant de conjurés au récit des proscriptions. Il est évident que l’intérêt change dans cette pièce, et c’est probablement par cette raison qu’elle occupe plus l’esprit qu’elle ne touche le cœur.

Nota bene. C’est presque le seul endroit où je me sois écarté du sentiment de l’Académie, et j’ai pour moi quelques académiciens que j’ai consultés 11.

Les remords tardifs de Cinna me font toujours beaucoup de peine ; je sens toujours que ces remords me toucheraient bien davantage si, dans la conférence avec Auguste, Cinna n’avait pas donné des conseils perfides, s’il ne s’était pas affermi ensuite dans cette même perfidie. J’aime des remords après un crime conçu par enthousiasme ; cela me paraît dans la nature, et dans la belle nature : mais je ne puis souffrir des remords après la plus lâche fourberie ; ils ne me paraissent alors qu’une contradiction.

Je ne parle ici que pour la perfection de l’art, c’est le but de tous mes commentaires ; la gloire de Corneille est en sûreté. Je regarde Cinna comme un chef-d’œuvre, quoiqu’il ne soit pas de ce tragique qui transporte l’âme et qui la déchire ; il l’occupe, il l’élève. La pièce a des morceaux sublimes, elle est régulière, c’en est bien assez.

J’ai été un peu sévère sur Héraclius, mais j’envoie à l’Académie mes premières pensées, afin de les rectifier. M. Magens 12, éditeur de Don Quichotte et de la  Vie de Cervantes, prétend que l’Héraclius espagnol est bien antérieur à l’Héraclius français 13; et cela est bien vraisemblable, puisque les Espagnols n’ont daigné rien prendre de nous, et que nous avons beaucoup puisé chez eux : Corneille leur a pris le Menteur 14, la Suite du Menteur 15, Don Sanche 16.

Je demande permission à l’Académie d’être quelquefois d’un avis différent de nos prédécesseurs qui donnèrent leur sentiment sur le Cid. Elle m’approuvera sans doute, quand je dis que fuir est d’une seule syllabe, quoiqu’on ait décidé autrefois qu’il était de deux.

J’excuse ce vers :

Le premier dont la race a vu rougir son front.17

Je trouve ce vers beau ; la race y est personnifiée, et en ce cas son front peut rougir.

J’approuve ce vers :

Mon âme est satisfaite,

Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite.18

L’Académie y trouve une contradiction ; mais il me paraît que ces deux vers veulent dire : Je suis satisfait, je suis vengé, mais je l’ai été trop aisément ; et je demande alors où est la contradiction. On a condamné instruisez-le d’exemple 19; je trouve cette hardiesse très heureuse. Instruisez-le par exemple serait languissant ; c’est ce qu’on appelle une expression trouvée, comme dit Despréaux 20. J’ai osé imiter cette expression dans la Henriade :

Il m’instruisait d’exemple au grand art des héros 21, et cela n’a révolté personne.

Je prends aussi la liberté d’avoir quelquefois un avis particulier sur l’économie de la pièce. Ceux qui rédigèrent 22 le jugement de l’Académie disent qu’il y aurait eu, sans comparaison, moins d’inconvénient dans la disposition du Cid de feindre, contre la vérité, que le comte ne fût pas trouvé à la fin véritable père de Chimène ; ou que, contre l’opinion de tout le monde, il ne fut pas mort de sa blessure. Je suis très sûr que ces inventions, d’ailleurs communes et peu heureuses, auraient produit un mauvais roman sans intérêt.

Je souscris à une autre proposition : c’est que le salut de l’État eût dépendu absolument du mariage de Chimène et de Rodrigue. Je trouve cette idée fort belle ; mais j’ajoute qu’en ce cas il eût fallu changer la constitution du poème.

En rendant ainsi compte à l’Académie de mon travail, j’ajouterai que je suis souvent de l’avis de l’auteur de Télémaque, qui, dans sa Lettre à l’Académie sur l’Éloquence, prétend que Corneille a donné souvent aux Romains une enflure et une emphase qui est précisément l’opposé du caractère de ce peuple-roi 23. Les Romains disaient des choses simples, et en faisaient de grandes. Je conviens que le théâtre veut une dignité et une grandeur au-dessus de la vérité de l’histoire ; mais il me semble qu’on a passé quelquefois ces bornes.

Il ne s’agit pas ici de faire un commentaire qui soit un simple panégyrique ; cet ouvrage doit être à la fois une histoire des progrès de l’esprit humain, une grammaire, et une poétique.

Je n’atteindrai pas à ce but, je suis trop éloigné de mes maîtres, que je voudrais consulter tous les jours ; mais l’envie de mériter leurs suffrages en me rendant plus laborieux et plus circonspect, rendra peut-être mon entreprise de quelque utilité.

Nota bene  que je ne puis me servir dans le Cid de l’édition de 1664, parce qu’il faut absolument que je mette sous les yeux celle que l’Académie jugea quand elle prononça entre Corneille et Scudéry.

J’ajoute que si l’Académie voulait bien encore avoir la bonté d’examiner le commentaire sur Cinna, que j’ai beaucoup réformé et augmenté, suivant ses avis, elle rendrait un grand service aux lettres. Cinna est de toutes les pièces de Corneille celle que les hommes en place liront le plus dans toute l’Europe, et par conséquent celle qui exige l’examen le plus approfondi.

Je supplie l’Académie d’agréer mes respects. »

 

 

 

 

1Protecteur de l'Académie française .

2 Cette observation figure dans les remarques sur Médée, IV, 2 ; la plus grande partie de ce qui suit a été incorporée au commentaire que fit V* sur cette pièce et passim .

3 Amadis, II, 3, de Quinault .

4 Thésée, III, 7, de Quinault, cité inexactement .

5 Cinna, III, 2 .

6 Jules César fut écrit en 1599, Cinna en 1639 ou 1640, ce qui ne fait que quarante ans de différence .

7 Jules César , III, 1, vers 63-69 , très inexactement traduits .

8 Louis d'Aubusson, comte de La Feuillade, qui mourut en 1725 .

9 Cinna, V, 1 .

10 V* raconte cette histoire d'une façon quelque peu différente dans son commentaire de Cinna, V, 1 .

11 Il semble d'après le manuscrit que V* a ajouté ce paragraphe en marge .

12Gregorio Mayans y Siscar ; sa vie de Cervantès fait partie de l'édition de Londres, 1738 ; Vida y hechos des ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha ; V* avait lu probablement la traduction parue en 1740 sous le titre La vie de Michel de Cervantes Saavedra, 1740 , de D.S.L. [= Pierre Daudé]

13 Il est certain qu'il existe des rapports entre La Rueda de la fortuna, de Antonio Mira de Amuesca, En esta vida todo es verdad y todo es mentira, de Calderon, et Héraclius, de Corneille . Ces influences sont étudiées dans une lettre en latin de Mayans à V* du 14 février 1762 .

14 Inspiré de La verdad sospechosa, de Juan Ruiz Alarcon y Mendoza, 1634 .

15 La Suite du Menteur a été suggérée à Corneille par une pièce de Lopez de Vega, Amar sin saber a quien (Aimer sans savoir qui), 1630 .

16 Pour Don Sanche d'Aragon, Corneille a puisé à des sources diverses, comprenant notamment El palacio confuso, de Lope de Vega ou de Mira de Amuesca .

17 Le Cid, II, 1, cité inexactement (ma race ait pour la race a )

18 Le Cid, I, 4 .

19 Le Cid, I, 4 ; le texte exact est pour s'instruire d'exemple .

20 Boileau, Satires, III, 195-196, qui dit plus précisément : « C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé ! / Surtout, l'anneau royal me semble bien trouvé . »

21 La Henriade, II, 115 .

22 Nous corrigeons le texte de l'édition Kehl , rédigeront .

23 Les Réflexions sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire, de Fénelon, plus connue sous le nom de Lettre à l'Académie française .

 

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