11/12/2024
Si je n’obtiens pas ce que je demande, je m’en prendrai à vous.
... Menaces non déguisées, envers le président, de prétendants au poste de premier ministre ?
Je n'ose le croire, c'est plutôt le ton des concurrents de tous les partis défendant leur part de territoire en Syrie, libérée d'un tyran, mais à l'avenir indiscernable . Il va y avoir encore bien des victimes de tous bords avant d'avoir un semblant de paix juste, dans ce chaudron moyen-oriental qui n'a rien de la caverne d'Ali Baba, même si on y trouve les quarante voleurs .
« Au cardinal François-Joachim de Pierre de Bernis
12 è juin 1769 à Ferney
Viva il cardinale Bembo e la poesia !1
J’ai lu, je ne sais où, que le cardinal Bembo était d’une très ancienne maison, et que, de plus, il était fort aimable ; mais que c’était la poesia qui avait commencé à le faire connaître, et que, sans les belles-lettres, il n’aurait pas fait une grande fortune. Il était véritablement très bon poète, car
Scribendi recte sapere est et principium et fons.2
Votre Éminence sait-elle que votre correspondant, M. le duc de Choiseul, est aussi notre confrère ? Il y a quelques années qu’étant piqué au jeu sur une affaire fort extraordinaire, il m’envoya une vingtaine de stances de sa façon 3, qu’il fit en moins de deux jours. Elles étaient nobles, elles étaient fières. Il y en avait de très agréables ; l’ouvrage en tout était fort singulier. Je vous confie cela comme à un archevêque, sous le secret de la confession.
Je ne crois pas que Clément XIV soit un Bembo ; mais, puisque vous l’avez choisi, il mérite sûrement la petite place que vous lui avez donnée. Or, monseigneur, comme dans les petites places on peut faire de petites grâces, il peut m’en faire une, et je vous demande votre protection ; elle ne coûtera rien ni à Sa Sainteté, ni à Votre Éminence, ni à moi ; il ne s’agit que de la permission de porter la perruque. Ce n’est pas pour mon vieux cerveau brûlé que je demande cette grâce ; c’est pour un autre vieillard (ci-devant soi-disant jésuite 4, ne vous en déplaise), lequel me sert d’aumônier.
Ferney est, comme Albi, auprès des montagnes, mais notre hiver est incomparablement plus rude que celui d’Albi. Je vois de ma fenêtre quarante lieues de la partie des Alpes qui est couverte d’une neige éternelle. Les Russes qui sont venus chez moi m’ont avoué que la Sibérie est un climat plus doux que le mien, aux mois de décembre et de janvier. Nos curés, qui sont nés dans le pays, peuvent supporter l’horreur de nos frimas ; et, quoiqu’ils soient tous des têtes à perruques, ils n’en portent cependant pas ; ils ont même fait vœu d’être chauves en disant la messe. Mon aumônier est Lorrain, il a été élevé en Bourgogne, il n’a point fait le vœu de s’enrhumer ; il est malade, et sujet à de violents rhumatismes ; il priera Dieu de tout son cœur pour Votre Éminence si vous voulez bien avoir la bonté d’employer l'autorité du vicaire de Jésus-Christ pour couvrir le crâne de ce pauvre diable.
Je ne vous cacherai point que notre évêque d’Annecy est un fanatique, un homme à billets de confession, à refus de sacrements. Il a été vicaire de paroisse à Paris, et s’y est fait des affaires pour ses belles équipées : en un mot, j’ai besoin de toute la plénitude du pouvoir apostolique pour coiffer celui qui me dit la messe. Je ne puis avoir d’autre aumônier que lui ; il est à moi depuis près de dix ans ; il me serait impossible d’en trouver un autre qui me convînt autant. Je vous aurai une très grande obligation, monseigneur, si vous daignez m’envoyer le plus tôt qu’il sera possible un beau bref à perruque.
Je ne sais si vous avez continué monsieur l’archevêque de Calcédoine dans son poste de secrétaire des brefs 5: je me doute que non ; mais, qui que ce soit qui ait cette place, j’imagine qu’il est votre secrétaire. Votre Éminence gouverne Rome et la barque de saint Pierre, ou je me trompe fort. Si je n’obtiens pas ce que je demande, je m’en prendrai à vous.
Ma lettre n’a rien d’un bref, elle est trop longue. Je vous supplie de me pardonner, et de conserver pour ma vieille tête et pour mon jeune cœur des bontés dont je fais plus de cas que de toutes les perruques possibles.
N. B. Voici un petit mémoire du suppliant . C’est trop abuser de votre charité que de vous supplier d’ordonner que la supplique soit rédigée selon la forme usitée.
N. B. M. le duc de Choiseul me fit avoir, haut la main, de la part de Clément XIII, des reliques pour l’autel de ma paroisse . M. le cardinal Bembo n’aura-t-il pas le pouvoir de me faire avoir une tignasse de Clément XIV ?
Agréez les tendres respects du radoteur.
V.
N. B. Peut-être que le nom d’ex-jésuite n’est pas un titre pour obtenir des faveurs ; mais peut-être aussi, quand on abolit le corps, on ne refusera pas à des particuliers des grâces qui sont sans conséquence.
Daignez répondre à mon verbiage quand Votre Éminence aura un moment de loisir. »
1 Vive le cardinal Bembo et la poésie . On sait que le cardinal Bembo, né à Venise en 1470, mort en 1547, écrivit en latin et en italien des poèmes célèbres d'inspiration légère : https://en.wikipedia.org/wiki/Pietro_Bembo
2 Horace , De l'Art poétique, v. 309 : Avoir de l'esprit est le principe et la source .
3 Voltaire savait bien que l’ode contre le roi de Prusse, dont Choiseul se disait l’auteur, était d’un autre. (Beuchot.) — Voir note 1 : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome40.djvu/429
V* fait allusion à des stances contre le roi de Prusse que le duc de Choiseul lui a envoyées en précisant qu'elles ne sont pas de lui ( elles sont en effet de Palissot et V* le sait ). En cette période de guerre avec la Prusse (la lettre est du 28mai 1759) et de batailles d'épigrammes, le thème en était fourni par les mœurs de Frédéric. L’avant-dernière strophe contient par exemple ces vers : « […] Souffre l'innocent badinage
De la nature et des amours.
Peux-tu condamner la tendresse,
Toi qui n'en as connu l'ivresse
Que dans les bras de tes tambours ? »
On retrouvera des allusions à cette affaire par la suite .
4 Le Père Adam . La demande fut accordée ; voir lettre du 19 juillet 1769 du cardinal de Bernis : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1769/Lettre_7601
Le bref autorisant le père Adam à porter perruque fut signé de l'évêque de Philippopolis, comme on le verra par la lettre du 3 août 1769 à Bernis : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1769/Lettre_7619#cite_note-1
5 Il paraît que non ; car dans la lettre du 3 août 1769 on voit que c’était l’évêque de Philippopolis qui avait signé le bref relatif à la demande du Père Adam de porter perruque en disant la messe.
10:11 | Lien permanent | Commentaires (0)
Écrire un commentaire