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28/10/2019

Pouvait-il applaudir à des pensées outrées, à des raisonnements captieux et alambiqués, à des intrigues froides, à des amours insipides, aux solécismes innombrables

... Telle sera la question après l'attribution du prix Goncourt, et donc le rejet de bien des concurrents qui ne toucheront pas le pactole .

 

 

« A Adrien-Michel-Hyacinthe Blin de Sainmore

7 septembre [1764]

Vous voilà, monsieur, engagé dans une grande guerre dont assurément vous vous tirerez avec honneur. Vos deux aides de camp sont la raison et le goût, et j'ose dire que vous combattez contre des ennemis qui n'ont pas tout à fait le même avantage.

Y a-t-il rien de plus déraisonnable et de plus injuste que de reprocher d'avoir écrit pour dégrader Corneille à un homme qui ne s'est réduit au métier pénible et désagréable de commentateur que pour faire du bien à la famille de ce même Corneille, qui a marié sa petite-nièce et qui entretient chez lui sa famille ? Il me semble qu'il y a bien peu de générosité à insulter le seul des commentateurs qui en ait usé ainsi envers la famille de son auteur.

Il n'y a pas moins d'injustice à prétendre qu'on n'a écrit que pour décrier Corneille. Il suffit de lire la remarque qui se trouve dans l'examen de Cinna, page 318. La peine que le commentateur s'est donnée de traduire le César de Shakespeare et l'Héraclius de Calderon fait bien voir qu'il élève Corneille, non seulement au-dessus des Français ses contemporains, mais au-dessus des auteurs de toutes les nations.

L'attention même du commentateur de ne pas relever la moitié des fautes de Corneille prouve assez que, s'il a péché, c'est plutôt par excès d'indulgence que par trop de critique. Vous avez vu, monsieur, ces vers de Cinna qui ont été épargnés et qui ne méritent pas de l'être. Il n'y a point de tragédie de Corneille et dans ces tragédies point de scènes sur lesquelles vous ne puissiez faire la même réflexion. Il vous sera bien facile de citer au moins une centaine de vers, et ce morceau de critique sage et vrai sera fort utile ; car enfin il s'agit de perfectionner l'art et non de prendre parti pour un homme qui n'est plus et à qui on ne doit que la vérité .

A l'égard du goût, il est très vrai qu'on doit mettre Racine au premier rang des auteurs. Personne ne peut lui contester cette place. Mais sait-on bien en quoi consiste ce goût ? Se tromperait-on assez pour croire que le goût puisse subsister sans génie ? N'est-ce pas ce goût qui produit des caractères, vrais et intéressants, des Acomats et des Burrhus ? N'est-ce pas en inventant toutes les nuances de ces beaux caractères que Racine a montré un génie perfectionné, et avec quel art, avec quelle éloquence sont-ils rendus !

Oui, sans doute, l'auteur des Commentaires a été forcé d'opposer souvent Racine à Corneille, pour montrer combien il faut écrire avec naturel et avec grâce, comment il faut orner sa pensée par l'expression. Il a cherché non seulement des exemples dans Racine, mais encore dans Quinault. L'auteur des Commentaires a rendu un service éternel aux belles lettres par ces comparaisons fréquentes, qui sont la plus sûre manière de former le goût. Tantôt il fait voir comment Racine a mis dans la bouche d'Esther les mêmes choses que Sévère dit dans son monologue :

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons 1.

Tantôt 2 il montre pourquoi Corneille a dû resserrer cette pensée en un vers et pourquoi Racine a dû l'étaler en quatre. Il rapporte dans ses remarques sur Cinna la délibération d'Auguste qu'on trouve dans Dion Cassius et il nous a seul appris à quel point Corneille est supérieur à l'auteur grec dans ce morceau de politique.

Enfin, pour peu qu'on ait de justice, on voit que le commentateur cherche à faire toujours l'éloge de Corneille. Mais, de bonne foi, pouvait-il louer ses défauts ? Pouvait-il ne pas convenir que Théodore, Pertharite, Don Sanche, Attila, Pulchérie, Tite et Bérénice, Suréna, Othon et Agésilas 3 n'étaient pas dignes de Cinna ? Pouvait-il applaudir à des pensées outrées, à des raisonnements captieux et alambiqués, à des intrigues froides, à des amours insipides, aux solécismes innombrables dont toutes les dernières pièces de Corneille fourmillent ; et dans quel temps écrivait-il si mal ? C'était lorsque Pascal avait fixé la langue et que Racine l'embellissait.

Cependant, le commentateur appelle toujours Corneille le père du théâtre. Et en cela il va peut-être trop loin, car Mairet est le premier qui ait fait une pièce régulière et qui ait observé les trois unités. Sa Sophonisbe 4, au bout de trente ans, l'emporte encore sur celle de Corneille. Mairet avait le premier saisi le véritable esprit de la tragédie, qui est la crainte et la pitié. Sa Sophonisbe, malgré ses énormes défauts, inspira ces deux sentiments, et Corneille, dans la sienne, ne fit que raisonner.

Le reproche d'avoir imprimé les morceaux de Corneille imités du latin ou traduits de l'espagnol est encore très injuste, puisqu'on s'est conformé en cela à Corneille lui-même qui fit imprimer tous les textes imités dans une petite édition de 1744 5 qui est très curieuse et aujourd'hui très rare .

Il faut que l'auteur de la lettre contre les Commentaires ait senti combien sa cause était mauvaise, puisque pour la défendre il a recours au goût des Hollandais. Il croit, sur la foi de Lagrange Chancel 6, que l'on joue souvent les pièces de Corneille en langue hollandaise . C'est en quoi il se trompe beaucoup et on peut l'assurer qu'on n'en joue pas une seule à Londres. On sait assez quelles sont nos pièces dramatiques qui sont représentées à Londres avec le plus de succès.

Je voudrais bien savoir surtout à quoi bon citer Crébillon dans cette querelle ? Que fait-il là ? S'agit-il de lui ? L'auteur des Commentaires en a-t-il parlé ? Il y a de beaux endroits dans son Radamiste et même dans sa très mauvaise Electre, sottement amoureuse du sot Itis . Mais Crébillon parle-t-il français ? L'auteur barbare de Catilina, de Xerxès, de Pyrrhus, de Sémiramis, du Triumvirat sera-t-il jamais cité par les honnêtes gens ?

Enfin, monsieur, vous avez devant vous une immense carrière dans laquelle vous pouvez terrasser votre ennemi à chaque pas. Combattez, vous avez des armes d'une très bonne trempe.

Vous pouvez, monsieur, faire un ouvrage très instructif. Ce n'est pas moi qu'il faut obliger, c'est le public, quoique je sois plus reconnaissant qu'il ne l'est d'ordinaire. Je ne parle pas des injustices et des mensonges de la lettre. L'auteur ose avancer que tout le public a été indigné de voir Corneille critiqué. Cependant, tous les journaux, excepté les malsemaines de Maître Aliboron dit Fréron, ont trouvé les critiques aussi justes que les éloges et le commentaire très impartial. Il n'y a point d'homme de lettres qui ne m'ait écrit que je n'avais pas été assez sévère. Votre antagoniste parle de mon adresse. Je suis assurément l'homme du monde le moins adroit. Personne peut-être n'a dit plus hardiment la vérité. Enfin, je crois me connaître en poésie tout aussi bien que ce prétendu doyen d'une académie de province. Vous me feriez un vrai plaisir de m'apprendre le nom de cet écrivain qui dans sa brochure a parlé beaucoup pour ne rien dire du tout. Soyez sûr, monsieur, de mon attachement et de ma reconnaissance.

V. »

2 Mot ajouté par V* sur le manuscrit .

3 Ibid .

4 Sophonisbe, de Mairet, que l'on considère comme la première tragédie « régulière », date de 1635 . Le parallèle entre les diverses Sophonisbe devient un des lieux communs de la critique dramatique vers l'époque où écrit V* . On les publia même ensemble pour faciliter les comparaisons . V* lui-même présentera al Sophonisbe de Mairet « réparée à neuf » en 1770 .

5 Lapsus pour 1664 .

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