04/08/2015
Il arrive toujours quelque chose à quoi on ne s'attend point , et qui décide de la conduite des hommes . Il faudrait être bien hardi à présent pour avoir un système
... Aussi les "systèmes" pullulent au gré des appartenances politiques et religieuses, se contredisant le plus souvent, ce qui fait que rien ne change , -au mieux,- ou sème la panique , -au pire . Toujours le trop peu ou l'excès , pas d'équilibre .
Mis en ligne le 14/11/2020 pour le 4/8/2015
« A Charles-Augustin Ferriol , comte d'Argental
10 [3] august 1760 1
Mon archange, que votre volonté soit faite sur le théâtre comme ailleurs . Je vois que votre règne est advenu, et que les méchants ont été confondus .
Et pour vous souhaiter tous les plaisirs ensemble,
Soit à jamais hué quiconque leur ressemble 2.
Si j'avais pu prévoir ce petit succès, si en barbouillant L’Écossaise en moins de huit jours j'avais imaginé qu'on dût me l'attribuer et qu’elle pût être jouée, je l'aurais travaillée avec plus de soin, et j'aurais mieux cousu le cher Fréron à l'intrigue 3. Enfin je prends le succès en patience . J'oserais seulement désirer que Mme Alton 4 parût à la fin du premier acte . On s'y attendait . Je vous supplie de lui faire rendre son droit . Mme Scaliger va-t-elle aux spectacles ? a-t-elle vu la pièce de M. Hume ?
N'avez-vous pas grondé M. le duc de Choiseul de ce que la chevalerie traine dans 5 les rues , et de ce que l'abbé mords-les est encore sédentaire 6? Cet abbé mords-les n'a point fait La Vision, c'est Pylade qui se sacrifie pour Oreste . Il mérite une pension 7.
Il ne me parait pas douteux à présent qu'il ne faille donner à Tancrède le pas sur Médime 8. On m'écrit que plusieurs fureteurs en ont des copies dans Paris . Les commis des affaires étrangères n'ayant rien à faire l'auront copiée . Il faut je crois se presser . Je ne crois pas qu'il y ait un libraire au monde capable de donner sept louis à un inconnu . En tout cas si Prault trouve grâce devant vos yeux, qu'il imprime Tancrède après qu'il aura été applaudi ou sifflé . Vous êtes le maître de Tancrède et de moi comme de raison .
J'ignore encore en vous faisant ces lignes 9 si j'aurai le temps de vous envoyer par ce courrier les additions, retranchements, corrections que j'ai faits à la chevalerie . Si ce n'est pas pour cette poste, ce sera pour la prochaine .
Savez-vous bien à quoi je m'occupe à présent? à bâtir une église à Ferney . Je la dédierai aux anges . Envoyez-moi votre portrait et celui de Mme Scaliger . Je les mettrai sur mon maître-autel . Je veux qu'on sache que je bâtis une église, je veux que M. de Limoges 10 le dise dans son discours à l'Académie ; je veux qu'il me rende la justice que Lefranc de Pompignan m'a refusée . J'avoue que je ressemble fort aux dévots qui font de bonnes œuvres, et qui conservent leurs infâmes passions . Il entre un peu de haine contre Luc dans ma politique . Je vous avoue que dans le fond du cœur je pourrais bien penser comme vous, et entre nous il n'y a jamais eu rien de si ridicule que l'entreprise de notre guerre, si ce n'est la manière dont nous l'avons faite sur la terre et sur l'onde 11. Mais il faut sortir d'où l'on est, et être le très humble et très obéissant serviteur des évènements . Il arrive toujours quelque chose à quoi on ne s'attend point , et qui décide de la conduite des hommes . Il faudrait être bien hardi à présent pour avoir un système . Je me crois aujourd’hui le meilleur politique 12 que vous ayez en France, car j’ai su me rendre très heureux et me moquer de tout . Il n'y a pas qu'au parlement de Dijon à qui j'aie résisté en face ; et je l'ai fait désister de ses prétentions, comme vous verrez par ma réponse ci-jointe à M. de Chauvelin 13. Mon cher ange, je vous le répète, il ne me manque que de vous embrasser , mais cela me manque horriblement . »
1 Date rectifiée d'après ce que dit V* lui-même dans cette lettre . On a ici un des premiers exemples de l'emploi par V* de la forme « auguste » avec formes variées pour « août » qui à ses yeux est un monument de la « barbarie welche » ; voir lettre du 10 août 1760 à d'Argental : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1760/Lettre_4220
2 Parodie de Rodogune, ac. V, sc. 4, de Corneille ; le premier vers est ajouté entre les lignes sur le manuscrit .
3 Mme du Bocage, à ce propos, écrivait judicieusement à Algarotti le 15 mai 1760 : « La scène est dans un café, où il y a un nommé Frelon, faiseur de feuilles, et fripon peut-être . Ce rôle est-il ajouté à la pièce ? Il y tient peu . » Sur le succès de la pièce, d'Argental écrit le 27 juillet 1760 : [...] cette Écossaise que vous aviez fait imprimer ne la jugeant pas digne de la représentation, cette Écossaise que vous n'avez pas daigné corriger, cette Écossaise en un mot dont vous faisiez peu de cas a été jouée hier avec le plus prodigieux succès . » ; et Thieriot, écrit le 30 juillet : « C'est aujourd’hui la troisième représentation de l’Écossaise dont le succès sans exagération est égal à celui de Mérope [...] Fréron y était et sa femme qui soutint fort bien son rôle, ayant été fort sérieuse dans les endroits qui regardaient son mari, et applaudissant sans affectation à tout le reste . »
4 Mme Alton fait une brève apparition à la fin de l'acte ; mais quelques vers avaient été omis par les comédiens .
5 dans est ajouté au-dessus de la ligne .
6 Morellet a été remis en liberté le 30 juillet , jour où Thieriot écrit à V* : « Protagoras et les autres frères se flattaient tous que le digne abbé mords-les sortirait hier, et nous croyons tous que vous y avez plus fait que Jean-Jacques qui dans cette affaire a été bizarre et singulier comme il l'est en tout . »
7 A partir de « Cet abbé mords-les ... » le passage supprimé sur la copie Beaumarchais-Kehl, manque dans les éditions .
8 Le 27 juillet 1760, d’Argental écrit : « Le jour même de notre triomphe [création de l’Écossaise] Prault le fils m'a dit qu'un inconnu très mal mis lui avait demandé s'il voulait imprimer Tancrède . Très volontiers , a répondu le libraire . Sur cela ils ont conclu le marché sur le champ à sept louis (cela n'est pas cher) . L'inconnu n'ayant pas le manuscrit dans sa poche n'a pas pu le livrer tout de suite . Il a prétendu qu'il allait le chercher et il n'est pas revenu [...]. J'ai loué Prault de sa fidélité, je l'ai assuré que non seulement on le rembourserait de ses sept louis, mais qu'il aurait la préférence pour imprimer la tragédie [...] . j'ai parlé à M. de Malesherbes [...]. Que faut-il donc faire mon cher ami ? Se mettre le plus promptement qu'il sera possible en état de jouer Tancrède, la revoir bien sérieusement, bien scrupuleusement, joindre les nouvelles corrections à celles que vous avez fait déjà, nous envoyer le tout à l’adresse de M. Chauvelin l'intendant. »
9 V* souligne cette formule qui pastiche le style épistolaire des gens peu cultivés .
10 V* pense , non pas au titulaire de l'évêché de Limoges, Louis-Charles du Plessis d’Argentré, mais à son prédécesseur du Coëtlosquet qui allait être élu à l'Académie française et devait y prononcer un discours de réception le 9 avril 1761 .
11 Réminiscence de Cinna, ac. II, s. 1 .
12 D'Argental , le 27 juillet écrit : « [...] le plus beau génie du siècle et de tous les siècles n'est pas un bon politique » , à cause d'une « lettre charmante », une « jolie lettre à Palissot » que ce dernier montrait et dont V* devait avoir « eu des remords » puisqu'il ne l’avait pas adressée ainsi que les autres à d'Argental . D'Alembert écrit le 3 août 1760 : « [...] je vous dirai que vos amis ne sont point contents de votre troisième lettre . » ; c'est la lettre du 12 juillet 1760 à Palissot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2016/01/25/je-suis-comme-mlle-de-lenclos-qui-ne-voulait-pas-qu-on-appel-5750114.html
13 Voir lettre du même jour à Jacques-Bernard Chauvelin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2020/11/14/je-plains-tendrement-ma-chere-patrie-mais-ma-chere-patrie-a-6277111.html
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