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13/04/2022

on doit être très sérieux sur les procédés, sur l’honneur, et sur les devoirs de la vie

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« A Alexandre-Frédéric-Jacques Masson, marquis de Pezay

A Ferney, le 5 janvier 1767 1

J'ai reçu, monsieur, la lettre dont vous m'avez honoré le 25 décembre accompagnée de vos vers charmants , et j'allais vous remercier de ces deux faveurs, lorsque j'ai reçu votre lettre consolante du 19 . Rien ne pouvait verser plus de baume sur ma blessure que la sensibilité d'un cœur comme le vôtre qui répond de celui de M. Dorat . J'avoue qu'il m'a fait un affront d'autant plus cruel qu'il s'adresse à l'homme du monde qui fait le plus de cas de ses talents . Ma famille a toujours été l'amie de la sienne . Il est né pour avoir de la considération parmi les honnêtes gens, et je n'impute qu'à ses fatales liaisons avec Fréron l'outrage que j'ai reçu de lui .

S'il avait pu savoir de quoi il est question avec le sieur Rousseau, je suis persuadé que sa probité aurait été alarmée d'insulter publiquement un homme de mon âge, à qui son amitié pour vous devait quelque ménagement . Je vous fais juge, monsieur, des procédés de Jean-Jacques Rousseau avec moi. Vous savez que ma mauvaise santé m’avait conduit à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de Rousseau : je trouvai les environs de cette ville si agréables que j’achetai d’un magistrat, quatre-vingt-sept mille livres, une maison de campagne, à condition qu’on m’en rendrait trente-huit mille lorsque je la quitterais. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genève contre les magistrats, et il a eu enfin la funeste et dangereuse satisfaction de voir son projet accompli.

Il écrivit d’abord à M. Tronchin qu’il ne remettrait jamais les pieds dans Genève tant que j’y serais ; M. Tronchin peut vous certifier cette vérité. Voici sa seconde démarche.

Vous connaissez le goût de Mme Denis, ma nièce, pour les spectacles ; elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney, qui sont sur la frontière de France, et les Genevois y accouraient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants, et quelques prédicants qu’on nomme ministres.

Voilà pourquoi, monsieur, il prit le parti des ministres, au sujet de la comédie, contre M. d’Alembert, quoique ensuite il ait pris le parti de M. d’Alembert contre les ministres, et qu’il ait fini par outrager également les uns et les autres ; voilà pourquoi il voulut d’abord m’engager dans une petite guerre au sujet des spectacles . Voilà pourquoi, en donnant une comédie et un opéra à Paris, il m’écrivit que je corrompais sa république, en faisant représenter des tragédies dans mes maisons par la nièce du grand Corneille, que plusieurs Genevois avaient l’honneur de seconder.

Il ne s’en tint pas là ; il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature ; il les engagea à rendre le conseil de Genève odieux, et à lui faire des reproches de ce qu’il souffrait, malgré la loi, un catholique domicilié sur leur territoire, tandis que tout Genevois peut acheter en France des terres seigneuriales, et même y posséder des emplois de finance 2. Ainsi cet homme, qui prêchait à Paris la liberté de conscience, et qui avait tant de besoin de tolérance pour lui, voulait établir dans Genève l’intolérance la plus révoltante et en même temps la plus ridicule.

M. Tronchin entendit lui-même un citoyen 3, qui est depuis longtemps le principal boute-feu de la république, dire qu’il fallait absolument exécuter ce que Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève. M. Tronchin, qui est aussi honnête homme que bon médecin, empêcha cette levée de bouclier, et ne m’en avertit que longtemps après.

Je prévis alors les troubles qui s’exciteraient bientôt dans la petite république de Genève : je résiliai mon bail à vie des Délices ; je reçus trente-huit mille livres, et j’en perdis quarante-neuf, outre environ trente mille francs 4 que j’avais employés à bâtir dans cet enclos.

Ce sont là, monsieur, les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue avec moi. M. Tronchin peut vous les certifier, et toute la magistrature de Genève en est instruite.

Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m’a chargé auprès de M. le prince de Conti et de Mme la duchesse de Luxembourg, dont il avait surpris la protection. Vous pouvez d’ailleurs vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé les services de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, et de tous ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu’on voulait alors faire passer pour de l’éloquence.

Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous supplie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu’il m’a suscitées, pendant quatre années, a été le prix de l’offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne nommée l’Ermitage, que vous avez vue entre Tournay et Ferney. Je vous renvoie, pour tout le reste, à la lettre que j’ai été obligé d’écrire à M. Hume 5, et qui était d’un style moins furieux que celle-ci.

Que M. Dorat juge à présent s’il a eu raison de me confondre avec un homme tel que Rousseau, et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume, M. d’Alembert, et moi, avons été obligés de repousser, offenses qu’aucun homme d’honneur ne pouvait passer sous silence.

M. d’Alembert et M. Hume, qui sont au rang des premiers écrivains de France et d’Angleterre, ne sont point des bouffons ; je ne crois pas l’être non plus, quoique je n’approche pas de ces deux hommes illustres.

Il est vrai, monsieur, que, malgré mon âge et mes maladies, je suis très gai, quand il ne s’agit que de sottises de littérature, de prose ampoulée, de vers plats, ou de mauvaises critiques ; mais on doit être très sérieux sur les procédés, sur l’honneur, et sur les devoirs de la vie.

C'est, monsieur, une des raisons qui m'ont attaché à vous quand vous m’avez fait l'honneur de venir me voir à Ferney . Vous m'avez séduit par vos grâces, mais vous avez gagné mon cœur par votre mérite . M. le duc de Choiseul que nous appelions si souvent Messala, sait quelle justice je vous ai rendue , quand il a permis avec sa bonté ordinaire que j'eusse l'honneur de lui écrire . Je vous le rendrai toujours .

Je vois avec une satisfaction extrême que vous étudiez le métier de la guerre en homme d'esprit, que vous ne vous bornez pas à remplir simplement vos devoirs, que vous cherchez à être utile, et que vous l'êtes ; que vous regardez les belles-lettres comme un amusement, et le service comme votre occupation . J'aime vos jolis vers, j'aime encore mieux vos talents militaires . Comptez que je serai toute ma vie avec les sentiments les plus inaltérables, monsieur, votre très humble, etc. »













1 Une copie est intitulée par V* « Extrait d'une lettre à M. le chevalier de Pezay du 5 janvier 1767 ». C'est le texte qui a toujours été publié jusqu'ici, depuis la première édition « Autre lettre de M. de Voltaire à M. le chevalier de Pezay du 5 janvier 1767 », Journal encyclopédique (Bouillon, 15 février 1767 ) .Une copie contemporaine donne le texte complet qui est reproduit ici, à une variante près . Les parties absentes de l'extrait sont les deux premiers paragraphes, à l’exception de la dernière phrase du second, et les deux derniers (voir : https://fr.m.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1767/Lettre_6653 ).

2 Ce membre de phrase manque depuis tandis que .

3 Jacques-François de Luc . Voir lettre du 9 janvier à Beauteville : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1767/Lettre_6661

 

4 Voici le compte de l’achat des Délices, tel que nous le trouvons dans la Revue suisse, année 1855, page 669. Tronchin de Lyon avait sans doute eu connaissance de la lettre de Voltaire à Pezay, et avait dressé ce compte pour y répondre :

« L’assertion sommaire de M. de Voltaire présente l’idée d’un vendeur peu délicat, et d’un acquéreur trop magnifique sur le prix de ses jouissances. Ce n’est ni l’un ni l’autre.

Voir note 2 : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1767/Lettre_6653

« Le magistrat à qui ce domaine appartenait certifiera que la partie utile lui rendait 2,000 livres par année, et M. de Voltaire en a joui dix ans. Il est vrai que les deux dernières années, M. de Voltaire ayant fixé sa résidence à Ferney, avait mis à ferme une portion de la partie utile des Délices pour 700 livres de France. Il en avait diminué le produit par la destruction du quart des vignes, et la conversion de quelques objets de production en agrément. Une écurie, un poulailler, el quelques cabinets hors d’œuvre, sont les seules constructions qu’il y ait faites. Elles peuvent avoir coûté de 4,000 à 5,000 livres. Les effets mobiliers servant à la culture, chariots, tombereaux, une assez grande quantité d’orangers, etc., étaient demeurés dépendants du domaine, et devaient y être laissés par M. de Voltaire à sa sortie. Les chariots, tombereaux, orangers, tout, jusqu’aux chaudières de lessive, avait passé à Ferney lors de la reprise du domaine par M. Tronchin. »

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