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23/05/2022

Vous savez que le pays de Gex ne fournit rien du tout... Vous êtes témoin que tout abonde a Genève

... Le Pays de Gex fournit de la main-d'oeuvre , et la riche République de Genève s'engraisse , vrai au XVIIIè siècle, toujours vrai maintenant .

 

 

« Voltaire et Marie-Louise Denis

à

Pierre Michel Hennin

À Ferney, 29 janvier 1767 1

C’est une grande consolation pour nous, monsieur, dans la disette où nous sommes, et dans la saison la plus rigoureuse que nous ayons jamais éprouvée, de recevoir votre lettre du 28 2.

Nous avons envoyé chercher de la viande de boucherie à Gex, on n’y vend que de mauvaise vache ; nos gens n’ont pu la manger. Nous avons fait venir deux fois, par le courrier de Lyon, des vivres pour un jour, mais cela ne peut se répéter. Si la cessation de notre correspondance nécessaire avec Genève pouvait contribuer à ramener les esprits, nous nous réduirions volontiers à ne manger que du pain, et vous remarquerez en passant que le pain coûte ici quatre sous et demi la livre.

Nous faisions venir des provisions de Lyon pour cette année par les voitures publiques ; elles sont arrêtées. Notre aumônier est tombé très dangereusement malade à Ornex : nous n’avons pu encore lui faire avoir ni médecin, ni chirurgien, parce que les carrosses qui les allaient chercher n’ont pu passer.

Tout le poids retombe uniquement sur nous, notre maison étant la seule considérable du pays. Vous savez que nous avons cent personnes à nourrir par jour. Vous savez que le pays de Gex ne fournit rien du tout. Les montagnes qui nous séparent de la Franche-Comté sont couvertes de dix pieds de neige cinq mois de l’année ; c’est la Savoie qui nous nourrit, et les Savoyards ne peuvent arriver à nous que par Genève. Il n’y a de marché qu’à Genève. Celui de Saconnex, comme vous le savez, ne fournit précisément qu’un peu de bois qu’on coupe en délit dans nos forêts.

Vous êtes témoin que tout abonde a Genève, qu’elle tire aisément toutes ses provisions par le lac, par le Faucigny, et par le Chablais ; qu’elle peut même faire venir du Valais les choses les plus recherchées. En un mot, il n’y a que nous qui souffrons. M. le chevalier de Jaucourt et M. le chevalier de Virieu 3 sont les témoins de tout ce que nous vous certifions. Il suffit d’une carte du pays pour voir qu’il est impossible que les choses soient autrement.

Nous ne nous plaignons pas des troupes ; au contraire, nous souhaiterions qu’elles restassent toujours dans les mêmes postes. Non-seulement elles mettraient un frein à l’audace des contrebandiers, qui passaient souvent au nombre de cinquante ou soixante sur le territoire de Genève, et qui bientôt deviendraient des voleurs de grand chemin ; mais elles empêcheraient que nos bois de chauffage, coupés en délit, fussent vendus à Genève sous nos yeux. Les forêts du roi sont dévastées ; c’est un très grand article qui mérite toute l’attention du ministère.

Les troupes pourraient empêcher encore le commerce pernicieux de la joaillerie et de la fabrique de montres de Genève, commerce prohibé en France, et principalement soutenu par les habitants du pays de Gex, qui ont presque tous abandonné l’agriculture pour travailler chez eux aux manufactures de Genève.

Nous avons sur tous ces objets un mémoire à présenter au ministère, et personne n’est plus empressé que nous à seconder ses vues.

Nous avons toujours tiré nos provisions de France autant que nous l’avons pu, et nous voudrions en faire autant pour les besoins journaliers ; mais la position des lieux ne le permet pas.

Le bureau de la poste, qui pourrait être aisément sur le territoire de France, est à Genève ; et il faut y envoyer six fois par semaine. Outre le commissionnaire pour nos lettres, nous avons besoin d’envoyer souvent notre pourvoyeur. Nous ne pouvons nous dispenser de demander aussi un passeport pour un homme d’affaires. Nous ne vivons que grâce aux remises que M. de La Borde veut bien nous faire. Nous avons souvent à recevoir et à payer. Le détail des nécessités renaît tous les jours.

Nous sommes donc forcés à demander trois passeports : pour le sieur Wagnière, pour le sieur Faÿ, et pour le commissionnaire des lettres.

Nous sommes plus affligés que vous ne pouvez le penser de fatiguer le ministère pour des choses si minutieuses à ses yeux, et si essentielles pour nous.

Nous vous supplions très instamment d’envoyer notre lettre à la cour. Vous êtes trop instruit des vérités qu’elle contient pour n’avoir pas la bonté de les appuyer de votre témoignage. Nous vous aurons une obligation égale à la détresse où nous sommes.

Nous avons l’honneur d’être, avec tous les sentiments que nous vous devons, monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteur et servante

Denis,

Voltaire. »

1 Cette lettre répond à un billet de Hennin du 28 janvier 1767 qui annonce notamment qu'il transmettrait une lettre pour « M. Thomas »(que l'on ne connait pas), et viendrait à Ferney lorsque l'état des routes le permettrait .

3 Le Jaucourt dont il est question ici est Charles-Léopold de Jaucourt, frère de l'Encyclopédiste

Le chevalier, depuis marquis de Jaucourt, brigadier des armées du roi, colonel de la légion de Flandre, était à la tête des troupes employées à l’ investissement de Genève. Il avait le titre de commandant pour Sa Majesté dans les provinces de Bresse, Bugey, Valromey, et pays de Gex. Le chevalier de Virieu , qui appartenait à une famille de soldats, avait un commandement dans le corps de Jaucourt . (Note de Hennin fils.)

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