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28/08/2024

Quand on n’a point de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets

... Macron cherche encore le mulet ou la mule ( ou l'âne.sse  bâté.e ) qui va se coltiner la constitution des ministères . Lui, franc comme la mule du pape, avance à reculons depuis un bon moment . A qui passer le mors ?

 

 

« A Alexandre Petrovitch Sumarokov

Au château de Ferney 26è février 1769 1

Monsieur,

Votre lettre 2 et vos ouvrages sont une grande preuve que le génie et le goût sont de tout pays. Ceux qui ont dit que la poésie et la musique étaient bornées aux climats tempérés se sont bien trompés. Si le climat avait tant de puissance, la Grèce porterait encore des Platon et des Anacréon, comme elle porte les mêmes fruits et les mêmes fleurs ; l’Italie aurait des Horace, des Virgile, des Arioste, et des Tasse ; mais il n’y a plus à Rome que des processions, et, dans la Grèce, que des coups de bâton. Il faut donc absolument des souverains qui aiment les arts, qui s’y connaissent, et qui les encouragent. Ils changent le climat ; ils font naître les roses au milieu des neiges.

C’est ce que fait votre incomparable souveraine. Je croirais que les lettres dont elle m’honore me viennent de Versailles, et que la vôtre est d’un de mes confrères de l’Académie française. M. le prince de Koslouski, qui m’a rendu ses lettres et la vôtre, s’exprime comme vous ; et c’est ce que j’ai admiré dans tous les seigneurs russes qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur moi un prodigieux avantage ; je ne sais pas un mot de votre langue, et vous possédez parfaitement la mienne. Je vais répondre à toutes vos questions, dans lesquelles on voit assez votre sentiment sous l’apparence du doute. Je me vante à vous, monsieur, d’être de votre opinion en tout.

Oui, monsieur, je regarde Racine comme le meilleur de nos poètes tragiques, sans contredit : comme celui qui seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu’à lui. Il est le seul encore qui ait traité l’amour tragiquement : car, avant lui Corneille n’avait fait bien parler cette passion que dans le Cid, et le Cid n’est pas de lui. L’amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pièces.

Je pense encore comme vous sur Quinault : c’est un grand homme en son genre. Il n’aurait pas fait l’Art poétique, mais Boileau n’aurait pas fait Armide.

Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de Molière et de la comédie larmoyante, qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière.

Depuis Regnard, qui était né avec un génie vraiment comique, et qui a seul approché Molière de près, nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie ont voulu faire des comédies, uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de force dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaieté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet ; ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a quelque intérêt dans ces pièces, et qu’elles attachent assez quand elles sont bien jouées : cela peut être ; je n’ai jamais pu les lire, mais on prétend que les comédiens font quelque illusion. Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies, ni comédies. Quand on n’a point de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets.

Il y a vingt ans que je n’ai vu Paris. On m’a mandé qu’on n’y jouait plus les pièces de Molière 3. La raison, à mon avis, c’est que tout le monde les sait par cœur ; presque tous les traits en sont devenus proverbes. D’ailleurs il y a des longueurs, les intrigues quelquefois sont faibles, et les dénouements sont rarement ingénieux. Il ne voulait que peindre la nature ; et il en a été sans doute le plus grand peintre.

Voilà, monsieur, ma profession de foi, que vous me demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par votre mauvaise santé ; heureusement vous êtes plus jeune, et vous ferez plus longtemps honneur à votre nation 4. Pour moi, je suis déjà mort pour la mienne.

J’ai l’honneur d’être avec l'estime infinie que je vous dois,

monsieur,

votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire. »

1 Original de la main de Bigex, daté par Wagnière, les trois derniers mots et la signature autographe ; éd. « Lettre de M . de Voltaire à M. Soumarokoff » Journal étranger du 1er mai 1771, III, 452-455 ; Lyublinsky A. donne le fac similé de la première et de la quatrième page .

Voir : https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1968_num_9_2_1743

2 Cette lettre non connue a été certainement apportée par le même courrier que la lettre de l'impératrice et que la lettre de Vorontsov du même jour .

3 Ceci est très inexact . Dans les seuls mois de janvier-février 1769, on trouve une représentation du Festin de Pierre, du Médecin malgré lui, de L’École des femmes, de Georges Dandin, des Précieuses ridicules et du Misanthrope ; deux du Tartuffe, des Femmes savantes et de L'Avare, et six du Bourgeois gentilhomme, soit en tout dix-huit représentations de dix pièces . La seule grande pièce à ne pas être représentée est Amphitryon . Durant ces mêmes mois on donna treize représentations de sept pièces de V*.

Voir : https://shs.cairn.info/jean-francois-regnard-1655-1709--9782200276072-page-303?lang=fr

4 Poète russe. Il a été le père de la tragédie en Russie, comme Corneille l’a été en France. (Kehl.)

Soumarokov, né en 1718, mort en 1777, est le premier auteur dramatique « régulier »russe. Voir à son sujet Jules Patouillet « Un épisode de l'histoire littéraire de la Russie : la lettre de Voltaire à Soumarokov », Revue de littérature comparée, 1927, VII, 438-458 . Sur la réception enthousiaste de la lettre de V*, voir Piotr Zaborov « Le Théâtre de Voltaire en Russie au XVIIIè siècle », Cahiers du monde russe et soviétique, 1968, IX, 152.

Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soumarokov

et : https://data.bnf.fr/fr/14473031/aleksandr_petrovic_sumarokov/

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