28/10/2010
il est bien étrange qu'on craigne d'être cité quand il s'agit de secourir une malheureuse famille qui demande justice de la mort abominable de son père .
Note rédigée le 17 août 2011 pour parution le 28 octobre 2010
« A Jean Le Rond d'Alembert
28 octobre [1769]
Mme Denis, mon très cher et très grand philosophe, m'apporte votre lettre du 15 1. J'aurais encore mieux aimé causer avec vous dans Paris, mais le triste état où je suis ne m'a pas permis de voyager 2, et je crois, entre nous que ni messieurs ni les révérends pères n'auront plus désormais de querelle avec moi .
Soyez très sûr que l'histoire de Martin est dans la plus exacte vérité 3. Martin fut condamné il y a environ trois ans , à Paris, comme je vous l'ai mandé . Les annales du pays ne m'ont point encore annoncé la date de sa mort, mais je vous ai mandé celle de la déclaration que fit le coupable de l'innocence de Martin . On a rassemblé la pauvre famille dispersée . On a fait un mémoire actuellement en sa faveur . Je suis bien sûr que vous ne me citerez pas, mais il est bien étrange qu'on craigne d'être cité quand il s'agit de secourir une malheureuse famille qui demande justice de la mort abominable de son père .
Mme Denis m'a parlé d'une pièce de vers intitulée Michaut, ou Michon et Michelle 4; elle dit que c'est une pièce satirique contre les conseillers du parlement, mais qu'elle ne l'a pas vue . Elle ajoute qu'on a la fureur de me l'attribuer . Je suis si malade que je ne puis me livrer à une juste colère, ces infâmes calomnies m'empêcheront de revenir à Paris, quand même j'aurais la force de soutenir la vie qu'on y mène, et qui ne me plait point du tout .
Vous savez peut-être que Panckoucke m'a proposé de travailler à la partie littéraire du supplément de l'Encyclopédie 5. Je m'en chargerai avec grand plaisir, si la nature m'en donne le temps et le force ; j'ai même des matériaux assez curieux . Il se vante que vous travaillez à tout ce qui regarde les mathématiques et la physique . Comment ferez-vous quand il faudra combattre les molécules organiques, les générations sans germe, et les anguilles de blé ergoté ?6 Laissera-t-on subsister dans l'Encyclopédie des exclamations ô mon cher ami Rousseau ?7 deshonorera-t-on un livre utile par de pareilles pauvretés ? laissera-ton subsister cent articles qui ne sont que des déclamations insipides ? et n’êtes vous pas honteux de voir tant de fange à côté de votre or pur ?
Je vous demanderais aussi de retrancher un petit mot, à la fin d'un article concernant Maupertuis 8. Il n'est pas bien sûr qu'il eût raison, mais il est très sûr qu'il a été fou et persécuteur . Mme Denis m'a bien étonné en m'apprenant le déplorable état où se sont trouvées les affaires de Damilaville à sa mort . Je plains beaucoup son pauvre domestique . Permettez que je vous adresse ce petit billet 9 qui me coûte beaucoup plus qu'il ne coûte d'argent, car à peine puis-je me servir de ma main .
Si je puis travailler à la partie littéraire, il faudra toujours que je dicte .
Vous m'avez fait un vrai plaisir, en réduisant dans plus d'un article l'infini à sa juste valeur 10.
Je vous prie, mon cher philosophe, de me mander si, dans mille cas, les diagonales des rectangles ne sont pas aussi incommensurables que les diagonales des carrés . C'est une fantaisie de malade .
Voici une chose plus intéressante . Grimm assure que l'Empereur est des nôtres 11; cela est heureux, car la duchesse de Parme, sa sœur, est contre nous 12. Saepe, premente deo, fert deus alter opem .13
Fers mihi opem quand vous m'écrivez . Ce n'est pas seulement parce que je vous regarde comme le premier écrivain du siècle, mais parce que je vous aime de tout mon cœur . »
2 Il avait été question de permettre à V* de revenir à paris ; voir lettre du 10 octobre à Richelieu ( http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/10/10/j... ), mais Mme Denis, le 15 , lui écrivait : « … notre grande affaire [celle de son retour à Ferney] est si longue et vous me paraissez vous soucier si peu de sa réussite que je prends le parti de la planter là . . J'ai reçu une lettre de M. de La Sourdière [=Richelieu] qui m'a mandé qu'il ne peut me donner de réponse de sitôt . Cela me détermine à partir . »
3 V* donne des détails sur cette affaire à son petit-neveu d'Hornoy vers le 20 décembre : « … Ce fut le 26è juillet de cette année qu'un scélérat avoua sur la roue que c'était lui qui avait commis le meurtre pour lequel Martin avait été condamné et exécuté auparavant . C'est le juge du bailliage de La Marche qui fit rouer Martin … Il y a environ trois ans que Martin a été roué, et son innocence n'a été reconnue que depuis deux mois . Voici les deux motifs de sa condamnation . Ses souliers et un mot qui lui échappa ... »
4 Michaut et Michel, satire de Condorcet dirigée contre Michau de Montaran, Michau de Montblin et Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, conseillers au parlement .Voir page 32 : http://books.google.fr/books?id=NgbudRvP71YC&pg=PA32&...
5 V* a répondu à Panckoucke le 29 septembre : « … je pourrai dans deux ou trois mois commencer à vous faire les articles suivants : ... » ; voir page 374 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80039n/f379.image.r...
Beaucoup de ces article parurent dans les Questions sur l'Encyclopédie .
6 Le « Jésuite Needham … s'imagina avoir produit des anguilles avec de la farine et du jus de mouton ... » écrivait V* le 26 août 1768 , et il ajoutait le 20 août 1770 par exemple, que Buffon, Maupertuis et le traducteur de Lucrèce Lagrange avaient « adopté » ces anguilles .
7 Diderot avait écrit dans l'article Encyclopédie : « Ô Rousseau, mon cher et digne ami ; je n'ai jamais eu la force de me refuser à ta louange ... » ; voir aussi : http://caphi.univ-nantes.fr/IMG/pdf/F-_Guenard-_L_ordre_d...
8 D’Alembert, dans l'article « cosmologie » se montrait favorable aux idées de Maupertuis et se terminait par : « M. de Maupertuis n'a jamais répondu aux injuresqu'on a vomies contre lui à cette occasion [la querelle avec Koenig]. » Voir pages 294-297 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50536c/f299.image.r...
9 D’Alembert, le 15 octobre avait écrit à V* : « Damilaville avait un pauvre domestique, qui l'a logé pendant longtemps, et à qui son maître avait promis de lui procurer pour cette boenne oeuvre quelque gratification... » V* lui fait remettre trois louis d'or par son notaire parisien Laleu .
10 « Je conçois bien mieux la nature bornée que la nature infinie » écrivit V* vers cette époque à un correspondant non identifié .
11 Le 31 octobre ; à Frédéric II, V* écrit : « … M. Grimm m'a mandé que vous aviez initié l'Empereur à nos saints mystères » . Frédéric II et Joseph II s'étaient rencontrés à Neisse les 25-28 août 1769 .
Voir page 387 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80039n/f392.image.r...
19:41 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.