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05/02/2012

ce poème, et la vie de l'auteur, et tout au monde, sont bien peu de chose

 J'ai choisi ce titre uniquement pour contrarier l'auteur de ces lignes ; Voltaire, "la vie de l'auteur" , lorsqu'il s'agit de toi, n'est pas "bien peu de chose" pour moi .  Sinon , je cesserais immédiatement de le lire et de comprendre sa pensée . Je peux vous assurer que ce n'est pas pour demain !

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« A M. Claude-Etienne DARGET.

Aux Délices, près de Genève, 11 juin 1755.

Premièrement je vous jure, mon ancien ami, que je n'ai point lu les réponses de La Beaumelle1 . En second lieu, vous devez le connaître pour le plus impudent et le plus sot menteur qui ait jamais écrit, c'est un homme qui, sans avoir seulement un livre sous les yeux, s'avisa de faire des notes au Siècle de Louis XIV, et d'imprimer mon propre ouvrage en le défigurant, avançant à tort et à travers tous les faits qui lui venaient en tête, comme on calomnie dans la conversation. C'est un coquin qui, sans presque vous connaître, vous insulte, vous et M. d'Argens, et tout ce qui était auprès du roi de Prusse, pour gagner quinze ducats. C'est ainsi que la canaille de la littérature est faite. Encore une fois, je n'ai point lu sa réponse, et rien ne troublerait le repos de ma retraite sans le manuscrit dont vous me parlez2. Il ne devait jamais sortir des mains de celui à qui on l'avait confié, il me l'avait juré, et il m'a écrit encore qu'il ne l'avait jamais prêté à personne. C'est un grand bonheur qu'on se soit adressé à vous, et que cet ancien manuscrit soit entre des mains aussi fidèles que les vôtres. Vous savez d'ailleurs que ce Tinois qui transcrivit cet ouvrage se mêlait de rimailler.
Le frère de M. Champaux m'avait donné Tinois comme un homme de lettres; c'est un fou, il fait des vers aussi facilement que le poète Mai3, et aussi mal. Il faut qu'il en ait cousu plus de deux cents de sa façon à cet ouvrage, qui n'est plus par conséquent le mien. Dieu me préserve d'un copiste versificateur . On m'a dit que La Beaumelle, dans un de ses libelles, s'était vanté d'avoir le poème que vous avez, et qu'il a promis au public de le faire imprimer après ma mort. Je sais qu'il en a attrapé quelques lambeaux. S'il avait tout l'ouvrage qu'on m'impute, il y a longtemps qu'il l'eût imprimé, comme il imprime tout ce qui lui tombe sous la main. Il fait un métier de corsaire en trafiquant du bien d'autrui. Les Mandrins sont bien moins coupables que ces fripons de la littérature, qui vivent des secrets de famille qu'ils ont volés, et qui font courir, d'un bout de l'Europe à l'autre, le scandale et la calomnie.
Il y a aussi un nommé Chévrier4 qui s'est vanté, dans les feuilles de Fréron, de posséder tout le poème mais je doute fort qu'il en ait quelques morceaux. Il en court à Paris cinq ou six cents vers, on me les a envoyés, je ne m'y suis pas reconnu. Cela est aussi défiguré que la prétendue Histoire universelle, que cet étourdi de Jean Néaulme acheta d'un fripon. Tout le monde se saisit de mon bien comme si j'étais déjà mort, et le dénature pour le vendre.
Ma consolation est que les fragments de ce poème, que j'avais entièrement oublié, et qui fut commencé il y a trente ans, soient entre vos mains. Mais soyez très-sûr que vous ne pouvez en avoir qu'un exemplaire fort infidèle. Je suis affligé, je vous l'avoue, que vous en ayez fait une lecture publique. Vingt lettres de Paris m'apprirent que ce poème avait été lu tout entier à Vincennes, j'étais bien loin de croire que ce fût vous qui l'eussiez lu. Je fis part à M. le comte d'Argenson de mes alarmes je lui demandai aussi bien qu'à M. de Malesherbes les ordres les plus sévères pour en empêcher la publication. J'étais d'autant plus alarmé que, dans ce temps-là même, un nommé Grasset écrivit à Paris au sieur Corbi5, qu'il en avait acheté un exemplaire manuscrit mille écus.
Enfin je suis rassuré par votre lettre6, et vous voyez par la mienne que je ne vous cache rien de tout ce qui regarde cet ancien manuscrit. Après toutes ces explications je n'ai qu'une grâce à vous demander. Vous avez entre les mains un ouvrage tronqué, incorrect, et très-indécent, faites une belle action, jetez- le au feu, vous ne ferez pas un grand sacrifice, et vous assurerez le repos de ma vie. Je suis vieux et infirme, je voudrais mourir en paix, et vous en avoir l'obligation.
Le roi de Prusse a voulu avoir pour son copiste le fils de ce Villaume7 que j'ai emmené de Potsdam avec moi. Je le lui ai rendu, et j'ai payé son voyage, je crois qu'il en sera content, heureusement il ne fait point de vers. Adieu, conservez-moi votre amitié; écrivez-moi. Voulez-vous bien remercier pour moi M. de Croismare de son souvenir, et permettre que je fasse mes compliments à M. Duverney? Je me flatte que votre sort est très- agréable, je m'y intéresserai toujours très-tendrement, soyez-en
bien sûr.
Ma pauvre santé ne me permet plus guère d'écrire de ma main. Pardonnez à un malade. Comptez que ce poème, et la vie de l'auteur, et tout au monde, sont bien peu de chose. »

2 La Pucelle que Darget a lue à Vincennes.

3 Le poète Mai ou May mort en 1719 eut une vie longue et misérable et fut un un poète sans succès . Il est cité dans la Fête de Bélébat de V* , 1725 : Voir page 286 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411318m/f301.image.r=.langFR

4 Voir lettre du 15 octobre 1754 à d'Argental où V* nomme outre Tinois, un certain Chevrier : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/09/28/on-me-vole-mon-bien-de-tous-cotes-et-on-le-denature-pour-le.html

7 C'est certainement de lui dont parle Colini dans Mon séjour auprès de M. de Voltaire , page 72 : « … deux domestiques, dont un était de Potzdam, et servait de copiste. »

 

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